Le lendemain, le Boss m’envoya à Rouen enquêter sur une affaire de contrebande sans importance. J’y passai deux jours et ce fut dans ma chambre de l’Hôtel de la Poste que je lus un petit fait divers annonçant que Mario Josephini, le manager de boxe bien connu, venait de se suicider en se balançant en pleine nuit par la fenêtre de son cinquième, rue de l’Université… La nouvelle ne me frappa pas outre mesure, les journaux nous apportant quotidiennement une moisson de suicides, de meurtres et d’accidents. Seulement, en trempant mes croissants chauds dans le bol de café fumant que venait de m’apporter le garçon d’étage, je pensai que Mario Josephini était le manager du jeune prodige Ben Mohammed. Alors, comme un flic a toujours l’esprit mal tourné, je me dis que ce suicide n’en était peut-être pas un ! Voilà.
PREMIÈRE REPRISE
1
Je sors du bureau du Vieux après lui avoir fait mon rapport, et bien entendu, je me casse le tarin sur Bérurier.
— Dis, San-A., t’as ligoté le baveux ?
— Je suppose que tu veux parler du suicide de Mario Josephini ?
— Oui.
— J’ai lu…
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— La même chose que toi…
— Des représailles ?
— Ça se pourrait…
Il se gratte le nez, ou, plus exactement, il tâche d’attraper un poil dans l’une de ses narines. Lorsqu’il l’a saisi enfin de ses doigts boudinés, il tire dessus, mais il ne parvient à s’arracher que des larmes.
— Laisse-le, va, conseillé-je, si tu l’ôtais on serait obligé de te bourrer du persil dans le pif pour que tu sois vraiment toi-même.
Bérurier ne moufte pas ; il médite.
— Ce serait des façons tout ce qu’il y a d’américaines, dit-il.
— Tu parles !
— On doit se monter le bourrichon, conclut mon pote. Même si les zigotos qui ont mijoté le combat à la flan avaient voulu se venger, ils s’en seraient pris au crouille et non pas à son manager qui n’y pouvait mais !
— Oui, sûrement.
Je moule mon pote et j’entre dans mon bureau Je n’ai rien de très positif à faire en ce moment. Le Vieux attend un rapport de Londres pour me brancher sur une affure ; en attendant j’inscris repos à l’ordre du jour…
Je bâille en me demandant ce que je vais bien pouvoir maquiller ces temps, si, par hasard, mes vacances se prolongent. Félicie, ma brave femme de mère, est à la cambrousse, chez une cousine germaine qui pioge en Dordogne. Elle doit taquiner l’ablette car c’est une fervente de la pêche à la ligne… Je me sens seul et désemparé comme un môme… J’ai bien des nanas en réserve qui n’attendent qu’un signal de bibi pour accourir, le bustier en bataille, mais je n’ai pas envie de bonnir des salades à une femme présentement. Je fais ma cure annuelle de misogynie. Les gonzesses, si vous voulez ma façon de gamberger, nous accaparent trop. Comme troupes d’occupation, on ne fait pas mieux qu’elles. Vous parlez d’une bande de marchandes d’aspirateurs. Si vous leur laissez le temps de mettre le pied dans votre cœur, après vous êtes chocolat pour ce qui est de refermer la lourde ! Elles farfouillent partout, sans se contenter du tiroir de votre slip… Et ce qu’il y a de plus exigeant avec elles, c’est que non seulement il faut laisser flotter les rubans, mais encore on doit crier bravo… « Parle-moi, chérie, dis-moi des choses gentilles ! » Ah ! non, je vous jure, être mis au monde pour payer des impôts et donner la réplique à de telles foutaises, ça justifierait une demande de tarif dégressif à l’E.D.F. en vue d’un suicide au gaz !
Donc, pas de turbin, pas de nana et une vie familiale en veilleuse ! Avec ça, je n’ai plus que la ressource de prendre une biture à l’eau de Javel ou d’aller visionner le dernier film de la Carol Martine internationale ; mais ce sont là des joies relatives et je me tisonne l’imagination pour trouver du neuf.
Je pose les pinceaux sur mon sous-main et je cherche dans un miraculeux assoupissement une idée maîtresse lorsque j’avise un baveux par terre. Il est ouvert à la page des sports et, dans la rubrique « Boxe » il y a un encart annonçant que les obsèques de Mario Josephini auront lieu cet après-midi à 3 plombes.
Je rêvasse un instant à ceci. Il me paraît impensable qu’un manager de boxe se suicide. Le suicide est l’apanage (comme dirait Henri IV qui l’avait blanc), des intellectuels, des malheureux et de ceux qui ont un chagrin d’amour. Or Josephini exerçait une profession dont on peut affirmer sans hésiter qu’elle n’incite pas à dormir avec un bouquin de Sartre en guise d’oreiller. Ce zig possédait en outre une écurie de champions qui devait lui assurer de gentils revenus, ce qui règle la question fric. Quant à l’amour, si j’en juge d’après sa photographie, il devait moins le travailler que ses durillons lorsque le temps allait changer, Josephini étant, de son vivant, un homme au ventre éloquent. Un ventre signé Curnonsky et garanti pour longtemps. Avec ce baquet, il devait préférer la poularde demi-deuil plutôt que sur canapé. Il avait le nombril agressif et à fleur de peau, le Mario. Les gros hommes se butent rarement et en tout cas ne se défenestrent jamais because ils ont le respect inconscient de leur Dunlopillo…
Je décroche le bignou et je dis au standard de me passer le commissariat de la rue de l’Abbaye. J’obtiens en très peu de temps une voix fleurie d’accent corse.
— J’écoute, dit le préposé du commissariat.
J’annonce mon blaze et je demande après le commissaire Soupin, lequel préside aux destinées de la boîte à pandores du sixième. Soupin est un ancien pote de promotion. Moins casse-tronche que moi et plus paperassier, il s’est contenté d’une carrière davantage axée sur le timbre de quittance que sur le neuf millimètres.
— Allô, c’est toi, San-A. ?
— Confidentiellement, c’est bien moi ; je ne te dérange pas ? Comment se porte ta collection de mouches ?
— Elle bourdonne…
— Bravo !
— Quel bon vent ? coupe Soupin qui a toujours redouté les jeux de l’humour et du Bazar de l’Hôtel de Ville.
— C’est pas un bon vent, mais à peine une simple brise capricieuse, mon brave ; j’aimerais que tu me parles d’un certain Josephini, marchand de boxeurs que tu as ramassé avant-hier sur un trottoir.
— Tu le connaissais ? s’inquiète cette machine à distribuer les certificats de domicile.
— Non, mais j’aimerais faire sa connaissance…
— Il me semble que tu t’y prends un peu tard…
— Il n’est jamais trop tard pour se pencher sur la vie de ses contemporains.
— En ce cas, tu devras te pencher bien bas, et il ne risque pas de t’en raconter bien long, le pauvre zig !
— On ne t’a jamais appris au cours du soir du parfait Sherlock qu’un mort en raconte souvent plus qu’un vivant ?
Il toussote.
— Trêve de plaisanteries, que veux-tu savoir ?