— Comment il est mort, pour commencer…
— Ça, ça n’est pas le commencement, mais la fin…
Il a un petit rire satisfait.
— Très simple, enchaîne-t-il, dans la nuit de lundi à mardi, vers 1 heure du matin, il s’est balancé par la fenêtre de sa chambre à coucher… Cinq étages en chute libre et une bordure de trottoir à l’arrivée, ça suffit à calmer les gens nerveux…
— Justement, lui ne devait pas l’être beaucoup. C’est toi qui as fait l’enquête ?
— Qui veux-tu que ce soit ? Le crémier du coin ?
Il commence à me briser les bonbons, Soupin. Il y prend goût aux joutes de l’esprit, cette émanation du peuple le plus spirituel de la Terre !
— Ne fais pas de dialogue, tranché-je, ça risquerait d’exciter un producteur de films et le cinéma est assez pauvre comme ça. Raconte-moi un peu ta façon de penser, Soupin.
Mon ton grave le ramène aux réalités.
— Suicide, résume-t-il. Il n’y a pas d’autres conclusions à tirer de ce drame. Josephini vivait seul chez lui. Nous avons dû enfoncer la porte de son appartement pour entrer, car le verrou était tiré. Et ça n’est pas un verrou à clé, donc il n’avait pu qu’être bouclé de l’intérieur, tu vois le topo ?
Comme l’appartement était vide, fais-toi une idée…
Ce qu’il dit m’apaise. Oui, il s’agit bien d’un acte de désespoir.
— Il est grand, cet appartement ?
— Pas très : chambre, salle à manger-salon, cuisine, salle de bains. Tu cherches à te loger ?
— Pas d’autres issues ?
— Si, rigole Soupin, les fenêtres…
— Elles donnent toutes sur la rue ?
— Toutes ! C’est très gai, le seul ennui c’est qu’il n’y a pas d’ascenseur.
— Et la salle de bains ?
— Entièrement carrelée en faïence verte, mon cher, elle a un côté champêtre qui va jusqu’à la chlorophylle.
— Une fenêtre ?
— Munie de barreaux et surplombant une cour de cinq étages…
Mes questions commencent à l’agacer car il lance d’une voix bougonne à un type qui doit se trouver dans son bureau :
— Je m’excuse de vous faire attendre, je vais en avoir terminé.
— Tu phrases, Soupin, lui dis-je. M’est avis que tu potasses les traités de maintien à tes heures perdues…
— C’est tout ce que tu veux savoir ?
— Pourquoi, je t’ennuie ?
— Non, mais j’ai quelqu’un dans mon bureau et…
— Une dernière question : Josephini avait-il une vie sentimentale ?
— À priori très calme… Il était divorcé depuis une dizaine d’années et il se farcissait du casuel, mais sans excès… Je crois qu’il préférait le fric. Écoute, San-Antonio, si tu comptes écrire la vie de Mario Josephini, tu as intérêt à te tuyauter à Ring ou au journal l’Équipe. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il est mort d’être tombé d’un cinquième et que personne ne l’a poussé, pour le reste…
Il croche un sec « bonsoir » et raccroche.
Je pose le combiné, vaguement gêné d’avoir mis tant de mordant dans une idée aussi sotte. Soupin a eu raison de m’envoyer aux prunes. De quel droit cherché-je des poux dans sa paille ? Faut toujours que je vienne jouer « Marie-Rose au service de la France » dans les occupations de mes collègues, c’est le côté onguent gris de mon personnage. Et après tout, pourquoi Josephini ne se serait-il pas expédié en port payé chez saint Pierre ? Tout le monde est maître de ses abattis !
L’entrée de Bérurier dans mon burlingue me fait sursauter.
Le Gros paraît de mauvais poil. Peut-être qu’il a retrouvé le calcif du coiffeur sur sa descente de lit ?
— Vois-tu, San-Antonio, déclare-t-il, un rien « dantonesque », plus je pense…
— Moins tu comprends ? coupé-je.
— Oui, convient-il, moins je comprends pourquoi le manager de l’Arbi se serait tué. Se buter, dis, ça ressemble à quoi ?
— À rien, et moins encore à toi, dis-je. Pourtant, c’est un fait. Je viens de téléphoner à Soupin, le commissaire de la rue de l’Abbaye, il est formel… Josephini était seul dans la crèche la nuit où il a joué Valentin-l’homme-oiseau. Pas d’autre issue que la lourde et celle-ci était fermaga du dedans par un verrou à tirette.
— Il était peut-être somnambule ?
— Va savoir…
— Ça arrive, assure-t-il. Tiens, j’ai un cousin…
— Qui est gendarme dans l’Aveyron ?
Il me regarde.
— Oui, comment le sais-tu ?
— Une prémonition, Gros, vas-y !
— Eh bien, quand il rêve, il marche sur les toits…
— Ça fait longtemps ?
— Tout petit déjà…
— Et il n’est jamais tombé ?
— Non !
— Les somnambules ne tombent jamais… Veux-tu le fond de ma pensée ?
La physionomie de Bérurier se fait gourmande.
— Je t’écoute !
— Suis-moi bien : la maison de Josephini ne comporte pas d’ascenseur…
— Alors ?
— Alors, selon moi, le manager n’avait plus de cigarettes, il a voulu en acheter et, comme il était pressé, il a pris un raccourci…
Bérurier reste une minute et demie la bouche ouverte. Délicatement, je soulève la partie inférieure de sa mâchoire afin de l’opposer à la partie supérieure.
— Restez couvert, mon vieux, lui dis-je aimablement, il y a des courants d’air dans le coin.
2
J’achève de casser la graine à la brasserie située en face de la Grande Taule lorsque mon collègue Pinaud, l’homme aux cils farineux, enfonce le bec-de-cane et s’avance dans l’établissement.
La semelle de sa chaussure gauche étant décousue, il se prend le pied dans la barre de cuivre maintenant le tapis-brosse de l’entrée et s’affale dans le porte-parapluies. La bonne se précipite pour le relever, ce qui permet à Pinaud de pousser un regard détaché dans le décolleté-grand-frisson de la donzelle. Puis il ramasse son dentier sur le dallage, souffle la sciure qui s’y est collée et se le carre dans le clapoir. Ayant récupéré sa dignité en même temps que ses ratiches et son équilibre, il assure à tout venant qu’il n’a aucun mal et s’approche de ma table.
— Tu as des entrées de cirque très au point, dis-je.
Il sourit avec humilité.
— J’ai fait du théâtre en étant jeune, m’explique-t-il.
— Et tu jouais quoi ? La partie antérieure d’un lion dans Ben-Hur ? Tu as la tête à ça !
— Rigole pas, murmure mon docte compagnon, j’avais un nom.
— Le tien ?
— Non, j’avais pris un pseudonyme…
— Tu t’appelais comment ?
— Pinaut, avec T…
Je pars d’un intense éclat de rire, ce qui vaut mieux que partir à la conquête du pôle Sud.
— T’as le sens des nuances, Pinuche.
— Je vais t’expliquer, j’ai fait ça pour ma famille : mes parents étaient chausseurs et…
— Et ça leur faisait de la peine de voir leur lardon se comporter comme un pied ? Je les comprends, tes marchands de lattes ! Entre nous, ils auraient pu te léguer une paire de ribouis… Tu prends un café, vieillard ?
— Plutôt un calvados…
Je hèle la soubrette. C’est une nouvelle, bien en chair, avec l’air de vous servir ses nichons sur un lit de cresson en même temps que le contre-filet de bœuf.
— Deux calvas et ton sourire, ma chérie, lui lancé-je.
Optimiste, je crois les souvenirs théâtreux de Pinaud taris, mais avec Pinaud, les souvenirs ne le sont jamais. Faut toujours qu’il la ramène d’une façon ou d’une autre et, en général, c’est plutôt d’une autre.