Bertrand Lacoste est arrivé à grands pas et m’a serré la main. C’est un homme dans les cinquante ans, sûr de soi au-delà du raisonnable, très avenant.
— Vous voulez un café ?
J’ai répondu que non, que ça irait comme ça.
— Nerveux ?
Il a demandé ça avec un petit sourire. En glissant des pièces dans le distributeur, il a ajouté :
— Oui, c’est toujours difficile de chercher du travail.
— Difficile mais honorable.
Il a levé les yeux vers moi d’un air interrogateur, comme s’il me regardait vraiment pour la première fois.
— Donc pas de café ?
— Merci, non.
Et on est restés là, devant le distributeur, pendant qu’il sirotait son expresso de synthèse. Il s’est adossé et il a considéré le hall d’accueil autour de lui d’un air fataliste mais navré.
— Putain, les décorateurs, il ne faudrait jamais leur faire confiance !
Ça a tout de suite allumé un clignotant en moi. Et là, je ne sais pas ce qui s’est passé exactement. J’étais tellement gonflé à bloc que c’est venu tout seul. J’ai laissé passer quelques secondes puis j’ai lâché :
— Je vois.
Il a sursauté.
— Qu’est-ce que vous voyez ?
— Vous allez me la jouer « informel ».
— Pardon ?
— Je dis : vous allez me la jouer « détendu », genre « la circonstance est professionnelle, mais avant tout, restons humains ». C’est pas ça ?
Il m’a foudroyé. Il semblait franchement furieux. Je me suis dit que j’étais assez bien parti.
— Vous jouez sur le fait qu’on a à peu près le même âge pour voir si je vais tomber dans le panneau de la familiarité, et comme je m’en aperçois, vous me foudroyez du regard pour voir si je vais paniquer et passer en rétropédalage.
Son visage s’est éclairé. Il a souri largement :
— Bon… On a bien déblayé le terrain, vous ne trouvez pas ?
Je n’ai rien répondu.
Il a jeté son gobelet dans la grande poubelle.
— Alors on passe aux choses sérieuses.
Il m’a précédé dans le couloir, à grands pas là encore. Je me faisais l’effet d’un soldat confédéré dans les minutes qui précèdent la charge de l’ennemi.
Il connaît bien son boulot et il étudie les dossiers avec acuité. Dès qu’il y a une faiblesse dans le CV, il la repère, dès qu’il pressent une faiblesse chez le candidat, il l’exploite.
— Il a continué à me tester, mais ça n’était plus la même tonalité.
— Il t’a dit pour qui il recrutait ? demande Nicole.
— Non, bien sûr… J’ai juste deux ou trois éléments. C’est assez vague, mais je vais peut-être réussir à trouver. Parce que j’ai intérêt à anticiper. Tu vas comprendre. À la fin de l’entretien, je lui dis :
— Je suis quand même étonné que la candidature d’un homme de mon âge vous intéresse.
Lacoste hésite à jouer la surprise, mais finalement, il pose les coudes sur son bureau et me fixe.
— Monsieur Delambre, me dit-il, nous sommes dans une société purement concurrentielle où chacun de nous doit faire la différence. Vous, vis-à-vis des employeurs, moi vis-à-vis de mes clients. Vous êtes mon joker.
— Mais… ça veut dire quoi ? demande Nicole.
— Mon client attend de jeunes diplômés, je vais lui en donner, il n’attend pas une candidature comme la vôtre, je vais le surprendre. Et puis, de vous à moi, dans la dernière ligne droite, à mon avis, la sélection va se faire toute seule.
— Il y a encore une sélection ? fait Nicole. Je croyais…
— Vous êtes quatre dans la short-list. Vous serez départagés par un dernier test. Je ne vous le cache pas, vous êtes le plus âgé des quatre, mais il n’est pas du tout impossible que ce soit justement votre expérience qui fasse la différence.
Nicole commence à se méfier. Elle penche la tête sur le côté.
— Et c’est quoi, cette sélection ?
— Notre client doit évaluer quelques-uns de ses cadres supérieurs. Votre mission consistera à conduire cette épreuve d’évaluation. Vous serez testés… dans votre capacité à tester, si je puis dire.
— Mais… (Nicole ne voit toujours pas où il veut en venir), ça consiste en quoi ?
— Nous allons simuler une prise d’otages…
— Quoi ? demande Nicole.
J’ai l’impression qu’elle va s’étrangler.
— … et votre mission consiste à placer ces cadres dans une situation de stress suffisamment intense pour nous permettre de mesurer leur sang-froid, leur capacité à résister à des pressions violentes, à rester fidèles aux valeurs de l’entreprise à laquelle ils appartiennent.
Nicole est abasourdie.
— Mais, c’est dingue ! s’écrie-t-elle. On va faire croire à ces gens qu’ils sont pris en otage ? À leur travail ? C’est ça ?
— Il y aura des acteurs pour jouer le commando, des armes chargées à blanc, des caméras pour filmer les réactions, et vous conduirez les interrogatoires en dirigeant les actions du commando. Je vous conseille de vous montrer imaginatif.
Nicole est debout, outrée.
— C’est ignoble, dit-elle.
C’est tout Nicole, ça. L’âge venant, on aurait pu espérer que sa capacité d’indignation s’émousserait, mais pas du tout. Quand elle est scandalisée, c’est plus fort qu’elle et rien ne l’arrête. Dans ces cas-là, il faut essayer de la calmer tout de suite, avant que ça prenne trop d’ampleur.
— Faut pas voir les choses comme ça, Nicole.
— Il faut les voir comment ? Un commando armé fait irruption dans ton bureau, te menace, t’interroge, ça dure quoi, une heure ? Deux heures ? Tu penses que tu vas peut-être mourir, qu’on va peut-être te tuer ? Et tout ça, c’est pour amuser ton patron ?
Sa voix est vibrante. Il y a des années que je ne l’ai pas vue comme ça. Je tâche d’être patient. Sa réaction est normale. En fait, je n’ai pas vraiment réfléchi, je suis déjà dix jours plus tard, et tout entier tendu vers cette seule réalité palpable : quelle qu’elle soit, il faut réussir cette épreuve.
J’essaye d’arrondir les angles.
— Je reconnais, c’est pas très… Mais, il faut voir la situation autrement, Nicole.
— Parce que toi, tu trouves ça normal comme méthode ? Pourquoi on ne les fusille pas, juste pour rire ?
— Attends…
— Ou mieux ! On met des matelas sur le trottoir mais on ne leur dit pas ! Et on les balance par la fenêtre. Pour voir comment ils réagissent ! Mais, Alain… T’es complètement malade ?
— Nicole, faut pas…
— Et tu vas te prêter à ça ?
— Je comprends ton point de vue, mais il faut aussi que tu comprennes le mien.
— Ça, c’est hors de question, Alain. Je peux tout comprendre, mais je ne peux pas tout excuser !
Elle est debout dans la cuisine dévastée.
J’observe les deux jambages en plâtre qui, depuis des dizaines de mois, supportent l’évier de récupération. Le lino de cette année est encore moins résistant que celui de l’an dernier et se soulève déjà dans les coins de manière pitoyable. Furieuse, au milieu de ce désastre, Nicole porte ce gilet de laine éculé qu’elle n’a pas les moyens de remplacer et qui lui donne l’air étriqué. L’air pauvre. Et elle ne s’en rend même plus compte. Je prends ça comme une injure personnelle.