Выбрать главу

— Tout ce que je sais, bordel de merde, c’est que je suis encore dans la course !

Je me suis mis à hurler. Ma violence la cloue sur place.

— Alain…, dit-elle, paniquée.

— Quoi « Alain » ! Mais, putain de merde, tu ne vois pas qu’on est en train de devenir des clodos ? On crève à petit feu depuis quatre ans et on va finir par crever tout court ! Alors, oui, c’est dégueulasse, mais notre vie aussi, elle est dégueulasse ! Oui, ces gens-là sont des pourris, mais je vais le faire, tu entends ? Je vais faire ce qu’ils demandent. Tout ce qu’ils demandent ! Et même s’il faut leur tirer dessus pour avoir ce boulot, je vais le faire parce que j’en ai marre de crever et… que j’en ai marre, à soixante balais, de me faire botter le cul !

Je suis hors de moi.

Je saisis le meuble mural qui est à ma droite et je tire dessus si violemment qu’il se détache. Tout s’écroule, les assiettes, les tasses, dans un bruit terrible.

Nicole pousse un cri puis se met à pleurer entre ses mains. Mais je n’ai plus la force de la consoler. Je ne peux plus. C’est ça, au fond, qui est terrible. On lutte ensemble depuis quatre ans pour se tenir la tête hors de l’eau et un beau jour on s’aperçoit que c’est fini. Sans le savoir, chacun s’est replié sur soi. Parce que même dans le meilleur des couples, chacun voit la réalité à sa manière. C’est ça que j’essaye de lui dire. Mais je suis tellement furieux que je le fais mal.

— Tu as les moyens d’avoir des scrupules et de la morale parce que tu as du boulot. Moi, c’est l’inverse.

Ça n’est pas formidable comme phrase, mais dans la circonstance, je ne peux pas faire mieux. Je pense que Nicole a saisi le sens général, je ne prends pas le temps de le vérifier. Je sors en claquant la porte.

En bas de l’immeuble, je me rends compte que j’ai oublié de prendre ma veste.

Il pleut. Il fait assez froid.

Je relève le col de ma chemise.

Comme un clodo.

7

C’est le 8 Mai, jour férié. Chez nous, c’est fête des Mères parce que dimanche prochain, Gregory veut le passer chez sa mère à lui. Nicole a expliqué vingt mille fois à Mathilde que la fête des Mères était une occasion dont elle se foutait totalement mais rien n’y fait. Mathilde, elle, y tient. À mon avis, elle veut que plus tard ses enfants ne l’oublient pas. Elle s’entraîne.

Les filles doivent arriver vers midi, mais à 9 heures, Nicole est toujours dans le lit, tournée vers le mur. Depuis sa réaction scandalisée à l’épreuve de sélection que je m’apprête à passer, nous n’avons pas échangé trois mots. Pour Nicole, ça ne passe pas.

Je pense que ce matin, elle pleurait, je n’ai pas eu le courage de la toucher. Je me suis levé, je suis allé jusqu’à la cuisine. Hier soir, elle n’a pas ramassé les débris de vaisselle, elle les a simplement poussés en tas dans l’angle de la pièce. C’est très volumineux, j’ai dû casser une grande partie de la vaisselle que nous avions. Je ne peux pas ramasser maintenant, ça va faire un bruit d’enfer.

Je tourne et je vire sans trop savoir quoi faire, alors j’allume l’ordinateur, je regarde si j’ai des messages.

Je mesure mon utilité sociale au nombre de mails que je reçois. Au début, d’anciens collègues de chez Bercaud m’envoyaient des petits mots auxquels je répondais tout de suite. On papotait. Et puis, je me suis rendu compte que les seuls qui m’écrivaient encore étaient ceux qui s’étaient fait virer. Des copains de promo en quelque sorte. J’ai arrêté de répondre. Ils ont arrêté d’écrire. D’ailleurs, globalement, tout s’est raréfié autour de nous. Nous avions deux vieux amis, un copain de lycée de Nicole qui vit à Toulouse et un gars connu pendant mon service militaire avec qui je dînais de temps en temps. Les autres étaient des amis de boulot, de vacances, d’anciens parents d’élèves rencontrés à l’époque où les filles vivaient à la maison. Les gens se sont peut-être un peu fatigués de nous. Et nous d’eux. Quand on n’a pas les mêmes soucis, on n’a pas les mêmes plaisirs. Maintenant, Nicole et moi sommes un peu seuls. Il n’y a plus que Lucie pour m’envoyer encore des mails. Au moins une fois par semaine. Ce sont des messages à peu près vides de contenu, mais c’est histoire de dire qu’elle pense à moi. Mathilde téléphone à sa mère, c’est une autre manière de faire.

Dans ma boîte, la lettre d’information de l’ANPE, celle de l’APEC, et quelques mails de relance émanant de revues de management ou de RH auxquelles je ne suis plus abonné depuis plus de trois ans.

À l’ouverture de mon navigateur, Google me donne les nouvelles de la planète. « … bonne nouvelle : les États-Unis n’ont perdu que 548 000 emplois ce mois-ci. » Tout le monde s’attendait à encore pire. On se réjouit de peu, par les temps qui courent. « La délinquance financière atteint des sommets vertigineux. Les responsables expliquent qu’il s’agit d’un effet normal de… » Je zappe, je ne suis pas inquiet, j’ai confiance dans la capacité des responsables à expliquer les effets normaux de l’économie.

J’entends du bruit dans la chambre, je m’avance. Nicole apparaît enfin.

Sans un mot, elle se sert un café dans un verre Duralex. Les tasses sont en morceaux avec le balai par-dessus, près de la porte d’entrée.

Son attitude m’énerve. Au lieu de me soutenir, elle joue les moralisatrices.

— Ça n’est pas la morale qui payera les traites de l’appartement.

Nicole ne répond rien. Elle a le visage lourd, intensément fatigué. Merde, qu’est-ce que nous sommes devenus…

Elle repose son verre dans l’évier, sort de grands sacs-poubelle et en remplit quatre parce que c’est tout de suite très lourd. Les bords coupants de la porcelaine percent ici et là à travers le plastique. La vaisselle qu’on casse dans les scènes de ménage, normalement, c’est dans les vaudevilles, pour faire marrer les autres. Ici, c’est affreusement prosaïque.

— Je m’en fous d’être pauvre. Je ne veux pas être sale.

Sur le coup, je ne réponds rien. Je descends les sacs-poubelle pendant que Nicole prend sa douche. Deux voyages. Quand on se retrouve, on n’arrive pas à parler et les minutes passent. Les enfants vont arriver, il n’y a rien de prêt. Et il faudrait aller acheter de la vaisselle. Manque de temps mais surtout, dans cette atmosphère plombée, manque de courage.

Nicole s’est assise, toute raide, elle regarde dehors comme s’il y avait quelque chose à voir.

— C’est la société qui est sale, je dis. Pas les chômeurs.

Quand les filles sonnent à la porte, chacun attend que l’autre se lève. Je cède. Je fournis quelques explications assez lasses qui ne donnent pas envie d’en savoir plus. On emmène tout le monde au restaurant. Les enfants sont surpris et trouvent que, pour la circonstance, leur mère ne semble pas être à la fête. Et comme Nicole fait semblant d’être heureuse, c’est encore pire. Je les sens attristés. Non, pas attristés. Ils sentent que ce qui nous arrive pourrait les gagner et ils ont peur de nous. Mathilde offre un gilet à sa mère. Putain, un gilet. Je ne sais pas exactement à quand ça remonte, mais il y a déjà plusieurs mois qu’ils nous offrent des cadeaux utiles. S’ils s’aperçoivent que j’ai cassé la vaisselle, pour mon anniversaire, j’ai droit à six assiettes creuses.

Au dessert, Mathilde annonce fièrement qu’ils ont signé le compromis d’achat pour leur appartement. Il y a encore une petite incertitude du côté de la banque, mais Gregory affiche son sourire suffisant, il en fait son affaire. Le notaire monte le dossier, ils seront chez eux pour les vacances. Intérieurement, je leur souhaite de réussir à le payer.