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Les cadres que nous devrons évaluer sont cinq. Les âges ont été arrondis.

Trois hommes :

— Trente-cinq ans, docteur en droit, service juridique

— Quarante-cinq ans, agrégé d’économie, responsable financier

— Cinquante ans, ingénieur des Mines, chargé de mission

Deux femmes :

— Trente-cinq ans, centrale et HEC, ingénieur commercial

— Cinquante ans, ingénieur Ponts et Chaussées, chargée de mission

Ce sont des cadres supérieurs avec des responsabilités importantes. Le gratin de l’entreprise. Des champions du système M&M’s : « Marketing & Management », les deux grosses mamelles de l’entreprise contemporaine. On connaît le principe : le marketing consiste à vendre des choses à des gens qui n’en veulent pas, le management, à maintenir opérationnels des cadres qui n’en peuvent plus. Bref, il s’agit de gens très actifs dans le système, adhérant puissamment aux valeurs de leur entreprise (sans quoi, ils ne seraient plus là depuis longtemps). Je me demande pour quelle raison on évalue ces cinq cadres plutôt que d’autres. Il va absolument falloir tirer ça au clair.

Le dossier détaille leurs études, leur carrière, leur itinéraire, leurs responsabilités. Mentalement, j’évalue leur salaire annuel dans la fourchette de 150 000 à 210 000 euros.

Pour réfléchir, je vais marcher. C’est mon truc, ça. Je suis plutôt du genre bouillonnant. Marcher, ça ne me calme pas, mais ça canalise. Et là, ça bout. Je m’arrête un instant, je me fige sous le poids de cette pensée : autour de moi, la dégringolade s’accélère. Nicole, Romain, les Messageries… Obtenir ce poste devient de plus en plus indispensable. Ce qui me rassure, c’est que j’ai travaillé plus de trente ans et que je crois pouvoir dire que dans mon boulot, j’ai été bon. Si je suis bon encore dix jours, je reviens dans la course et j’exorcise toutes les menaces actuelles. Cette pensée m’aide à me reconcentrer. Je reprends ma marche, mais j’ai quand même bien du mal à faire taire la petite voix qui me tourne dans la tête. Celle de Nicole. Pas sa voix vraiment, ses mots. Je supporte difficilement d’agir contre son avis et depuis qu’elle m’a dit clairement son désaccord, je doute. Je n’hésite pas sur les moyens à employer, ça, c’est une chose qu’elle ne comprendra jamais. La vie dans son entreprise est une vie douillette. Nicole, la bienheureuse, ne saura jamais jusqu’où il faut aller pour survivre dans un domaine industriel concurrentiel. Ce qui me tracasse dans sa réaction, c’est au fond qu’elle n’y croit pas et que je suis peut-être en train de m’enthousiasmer sur des chances plus virtuelles que réelles. Si je m’écoute, dans quelques minutes, je vais me lancer dans la bagarre. Et si…

Je tourne et retourne tout ça, impossible de passer à autre chose. Mon inquiétude est comme un culbuto, elle revient toujours à sa position optimum. Je me décide.

C’est la petite Polonaise qui décroche. J’aime bien son timbre un peu voilé. Je trouve ça très sexy. Je me présente. Non, Bertrand Lacoste ne peut pas me prendre au téléphone, il est en réunion. Ce qu’elle peut faire pour m’aider ?

— C’est un peu compliqué.

— Essayez quand même.

C’est plutôt sec.

— Je m’apprête à me lancer dans la préparation de l’épreuve finale du recrutement.

— Je sais, oui.

— M. Lacoste m’a assuré que les chances de tous les candidats étaient les mêmes, mais…

— Mais vous en doutez.

La fille ne montre pas beaucoup d’empathie à mon égard. Je vais m’embourber. Alors, je me lance.

— C’est exactement ça. Je trouve ça bizarre.

Lacoste a beau être en réunion, elle prend quand même sur elle de le déranger. Ma manœuvre n’est pas trop mauvaise. Un cabinet d’évaluation et de recrutement fait reposer son image sur son intégrité. Ça mérite de déranger le patron. Il me prend au téléphone.

— Comment allez-vous ?

On jurerait qu’il attendait mon appel et qu’il déborde de joie de me parler. Il nuance juste un peu.

— Je suis en réunion, là, mais mon assistante me dit que vous avez des inquiétudes.

— Quelques-unes, oui. Non, en fait, une seule. Je suis sceptique sur les chances d’un homme de mon âge dans un recrutement de ce niveau.

— Vous m’avez déjà posé la question, Alain. Et je vous ai répondu.

Il est habile, le lascar. Il va falloir se méfier. Le truc du « Alain » est une saloperie classique, mais toujours très efficace : il continue de me jouer la familiarité, alors que nous savons bien, lui et moi, que je ne peux pas me permettre de répondre : « Bertrand ».

Mon silence est éloquent.

Il a compris que j’ai compris. Finalement, on s’entend assez bien.

— Écoutez, poursuit-il, j’ai été clair avec vous et je vais l’être de nouveau. Vous ne serez pas nombreux. Des profils assez différents les uns des autres. Votre âge est un handicap, mais votre expérience est un atout. Que vous dire de plus ?

— L’intention de votre client.

— Mon client ne cherche pas un look, il cherche une compétence. Si vous vous sentez à la hauteur, comme vos résultats aux tests le montrent, vous maintenez votre candidature. Dans le cas contraire…

— Je vois.

Il perçoit ma réserve.

— Je vais vous prendre sur un autre poste. Une minute…

Le standard me refile quarante secondes de musique. À entendre cette version du Printemps de Vivaldi, on a du mal à imaginer que l’été va être beau.

— Excusez-moi, reprend enfin Bertrand Lacoste.

— Je vous en prie.

— Écoutez, monsieur Delambre.

Plus d’Alain. Il tombe le masque.

— L’entreprise qui recrute est un de mes plus gros clients, avec qui je ne peux pas me permettre une erreur de jugement.

Sa voix ne se fait pas intime mais grave. Il joue la carte de la sincérité. Avec un manager de son niveau, impossible de savoir jusqu’à quel point il ment.

— Ce poste nécessite un haut niveau de professionnalisme et je n’ai pas trouvé énormément de candidats réellement à la hauteur. Je ne peux pas préjuger du résultat, mais de vous à moi, vous auriez tort de ne pas concourir. Je ne sais pas si je suis clair…

Ça, c’est un élément nouveau. Et même sacrément nouveau. C’est à peine si j’écoute la fin. J’aurais dû enregistrer ça pour le faire écouter à Nicole.

— C’est tout ce que je voulais savoir.

— À bientôt, me dit-il en raccrochant.

On se dit au revoir rapidement.

J’ai le cœur qui bat à tout rompre. Je me remets à marcher. Il faut que j’aère mes neurones surchauffés. Et je me mets au boulot. Qu’est-ce que ça fait du bien !

D’abord les éléments objectifs.

Nous sommes à mon avis trois ou quatre candidats, au-delà l’affaire ne serait pas gérable. Je me base sur trois parce que ça ne change pas fondamentalement la donne.

Je dois donc éliminer deux concurrents pour remporter le poste. Et pour cela, il faut que je sois le meilleur dans la sélection de ces cinq cadres. Il faut éliminer les moins bons. Celui de nous qui aura le plus gros tableau de chasse sera le meilleur parce que le plus sélectif. En termes d’objectifs : ils sont cinq, en abattre quatre, c’est le carton plein. C’est vers ça qu’il faut tendre.

J’aurai du boulot si l’un d’eux est en passe de perdre le sien.