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Et si possible plusieurs.

Machinalement, j’ai pris à gauche et tout en conduisant ces réflexions, je m’aperçois que je suis descendu dans le métro. Et je ne sais pas où je vais. Mes pas m’ont conduit là. Je lève les yeux vers le plan de ligne. D’où j’habite, où qu’on aille, on se dirige d’abord vers la station République. Je suis des yeux les lignes multicolores et je ne peux m’empêcher de sourire : mon inconscient guide mes pas. Je m’assois en attendant le changement.

Je dois mettre toutes les chances de mon côté. Et pour cela, choisir la meilleure stratégie, celle qui fera le plus de perdants possibles.

Je laisse passer République, je pousse jusqu’à Châtelet.

Je m’applique le principe nº 1 du management : un cadre est défini comme compétent lorsqu’il sait anticiper.

Je vois deux stratégies possibles.

La première est celle qui nous est soufflée par le dossier : lire les dossiers anonymes, étudier le scénario et imaginer, dans l’absolu ou presque, comment conduire ces cadres à céder aux demandes des terroristes, à perdre pied, à se montrer lâches, à trahir leur entreprise, leurs collègues, à se trahir eux-mêmes, etc. Classique. Chacun fera confiance à son intuition, sachant que dans une situation pareille, la question n’est pas de savoir s’ils vont trahir (avec un flingue sur la tempe !), mais jusqu’où.

Plus jeune, c’est dans cette direction que j’aurais préparé mon affaire. Or, je le sais par Lacoste, mes concurrents sont tous plus jeunes que moi, et c’est certainement ce qu’ils vont faire.

Je n’ai plus qu’à opter pour la seconde stratégie, celle qui va faire la différence. Mentalement, je me frotte les mains.

Le management dit : pour atteindre un but, fixer des objectifs intermédiaires. J’en vois trois. Il faut absolument que je sache qui est l’entreprise cliente de BLC–Consulting, ensuite qui sont nommément ces six cadres et enfin que je conduise une enquête sur chacun d’eux pour appréhender sa vie, ses espoirs, ses attentes, ses forces mais surtout ses faiblesses, afin de trouver de quelle manière j’ai le plus de chances de le foutre par terre.

Et j’ai à peine dix jours devant moi, ce qui est très court.

Mon inconscient m’a conduit jusqu’ici. Aux portes du siège de BLC–Consulting.

Au cœur de La Défense, immense espace hérissé de buildings, truffé de tunnels d’autoroute et de métro, remblayé par des esplanades battues par le vent où s’affairent et s’affolent des myriades de fourmis dans mon genre. Le type d’endroit où, si je gagne, je vais avoir la chance de terminer ma carrière. J’entre dans le vaste hall de l’immeuble, j’étudie rapidement les lieux et j’opte pour un ensemble de fauteuils d’où je peux surveiller les sorties d’ascenseur.

Alors que les délais sont déjà courts, je m’apprête à surveiller, peut-être pendant des heures et des heures (et sans doute en vain), la venue de quelqu’un qui ne me conduira nulle part… Ce n’est pas la bonne stratégie, mais quitte à prendre du temps pour réfléchir, autant que ce soit dans un lieu qui a des chances, même minimes, de m’être utile. Je m’installe de biais pour que le regard d’une personne sortant de l’ascenseur ne tombe pas immédiatement sur moi, je prends mon carnet. Toutes les vingt secondes, je jette un œil aux ascenseurs. Je ne pensais pas qu’à cette heure de la journée il y aurait autant de mouvement. Des petits, des grands, des moches, de tout.

Je tâche de me concentrer sur le premier objectif. Le client de BLC–Consulting est une grande entreprise (des moyens très importants) située dans un secteur stratégique (si ses cadres doivent être régulièrement évalués, c’est qu’ils ont des responsabilités qui dépassent leur personne), or les secteurs stratégiques ne manquent pas. Ça va du militaire à l’environnement, en passant par toutes les branches qui travaillent avec l’État ou avec des organisations internationales, ça couvre le secret industriel, la défense, la pharmacie, la sécurité… Tout ça est trop vaste. Je raye. Je conserve deux clés : une très grande entreprise et un secteur stratégique.

Les gens entrent et sortent par rafales de ces ascenseurs inépuisables. Une heure passe. Je continue de prendre des notes.

Régler un jeu de rôle de prise d’otages n’est pas chose simple. Il faut des acteurs, de fausses armes, quoi d’autre ? Me reviennent quelques vagues images de téléfilms, je vois des types faire irruption dans une banque, à l’extérieur les sirènes de la police se font entendre, ils barricadent les portes en hurlant et passent de l’autre côté du comptoir sous l’œil terrifié des employés et de quelques clients. Tout le monde est allongé sur le sol. Et après ?

Une seconde heure passe. Et la stagiaire arrive. Vraiment très jolie, d’une blondeur à peine croyable. Elle quitte l’ascenseur d’un pas ferme, sans regarder autour d’elle. Le genre de fille qui veut montrer qu’elle suit sa trajectoire sans jamais dévier. Elle porte un tailleur gris clair et des talons vertigineux. Elle traverse le hall, elle arrive aux portes à tambour, une demi-douzaine d’hommes se sont retournés sur son passage. Sans compter moi. Je me lève quelques secondes plus tard, je lui emboîte le pas puis, depuis le trottoir, je la regarde s’éloigner vers le métro de sa belle démarche conquérante. Finalement, elle me fait un peu peur. Je ne sais pas si elle sera présente le jour de la prise d’otages et ce qu’elle sera chargée d’y faire. J’espère en tout cas que je n’aurai pas d’adversaire de ce calibre-là, parce que cette fille est une lame. Trop jeune pour avoir fait tous les dégâts dont elle est capable, mais on sent bien que l’heure ne va pas tarder à sonner.

Juste à l’instant où j’entre dans la porte à tambour pour revenir dans le hall, je vois Bertrand Lacoste sortir de l’ascenseur, juste en face de moi.

Pris de panique, je baisse la tête et je reste dans le tambour pour faire un tour complet, puis je traverse la rue. J’ai le cœur qui cogne et les jambes en coton. S’il m’avait vu et reconnu, adieu mes espérances. Mais ce n’est pas le cas. Dans ma précipitation, je n’ai pas fait attention aux détails. En fait, Lacoste est sorti de l’ascenseur accompagné d’un homme d’une cinquantaine d’années, pas très grand et dont la masse musculaire semble compactée. On dirait qu’il se déplace de manière aquatique tant sa démarche est fluide.

Les deux hommes parlent en faisant quelques pas dans le hall.

Je vérifie que mon poste d’observation me met à l’abri de leurs regards. Quelques secondes plus tard, ils sont sur le trottoir et se serrent la main. Lacoste revient dans l’immeuble et regagne les ascenseurs, tandis que l’autre homme reste calmement planté sur le trottoir.

Il regarde machinalement à droite puis à gauche.

Visage rectangulaire, bouche mince, cheveux en brosse.

Jambes légèrement écartées. Parfaitement d’aplomb.

Je le détaille de bas en haut. Je m’arrête au milieu, au niveau des pectoraux, des aisselles. Je jurerais qu’il porte une arme. Tout ce que j’en sais, de ces trucs-là, c’est ce que j’en ai vu au cinéma. Je pense que c’est le renflement d’une arme. Il fouille lentement dans sa poche droite, il en sort un chewing-gum qu’il dépiaute calmement en regardant les alentours.

Il a senti que quelqu’un le regardait. Son regard cherche et s’arrête une microseconde sur moi. Puis il enfourne le papier de son chewing-gum dans sa poche et se met en route vers la station de métro.

Ce court instant m’a glacé.

Ce type peut être n’importe qui, il suffit d’une fraction de seconde pour être certain que justement, il n’est pas n’importe qui.

Je fouille dans ma mémoire professionnelle à la recherche d’un équivalent, un homme comme ça, au visage désincarné, économe de ses mouvements, avec des cheveux gris très courts et une démarche pareille…