Des profondeurs de mon esprit, un modèle remonte à la surface : ancien militaire. Le degré au-dessus, c’est quoi ? La réponse me frappe : mercenaire.
Si je ne me trompe pas, Lacoste a engagé un spécialiste pour organiser son affaire de prise d’otages.
Je pars.
Il est l’heure d’appeler l’avocat.
Sur mon bloc, j’ai écrit les grandes lignes de ce que je vais dire. Ma montre indique exactement 15 h 30 quand une fille me répond d’une voix ferme :
— Monsieur Delambre ? Maître Stéphanie Gilson. Que puis-je pour vous ?
La fille est jeune. J’ai l’impression d’entendre la stagiaire de BLC–Consulting. Un court instant, j’imagine ma fille, Lucie, dans son costume d’avocate, répondre à un chômeur dans mon genre, même ton péremptoire, même moue agacée. Pourquoi tous ces jeunes gens-là se ressemblent-ils à ce point ? Peut-être parce que tous les baltringues dans mon genre se ressemblent aussi.
En quelques secondes, elle me confirme mon licenciement pour faute.
— Quelle faute ?
— Frapper son supérieur, monsieur Delambre. N’importe quelle entreprise vous aurait licencié pour ça.
— Et dans n’importe quelle entreprise un contremaître aurait le droit de botter le cul de ses subordonnés ?
— Ah oui, j’ai lu ça dans votre déclaration. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme ça.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Je me suis fait botter le cul à 5 heures du matin, vous faisiez quoi, vous, à cette heure-là ?
Je me suis emporté. Le court silence qui suit me confirme que l’entretien va rapidement s’interrompre. Il faut redresser la barre, il faut absolument que j’arrive à trouver une ouverture. Je jette un œil sur mes notes.
— Maître Gilson, excusez ma question, mais… je peux vous demander votre âge ?
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est bien ce qui m’embête. Vous voyez, j’ai cinquante-sept ans. Je suis au chômage depuis plus de quatre ans et…
— Monsieur Delambre, ce n’est pas le moment de plaider.
— … je perds le seul emploi que j’ai. Vous m’assignez au tribunal et…
Ma voix est de nouveau montée très haut.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire tout cela.
— … et vous me réclamez des dommages-intérêts qui représentent quatre ans de mon unique salaire ! Vous voulez me tuer, c’est ça ?
Je ne sais pas si la fille m’écoute, mais je pense que oui. Je passe au plan B.
— Je suis prêt à présenter des excuses.
Court silence.
— Des excuses écrites ?
J’ai éveillé son intérêt, je suis sur la bonne piste.
— Absolument. Voilà ce que je vous propose. Ça ne s’est pas du tout passé comme ça, mais ça ne fait rien. Je fais des excuses. Je ne demande même pas à être réintégré. Tout ce que je veux, c’est que ça s’arrête là. Vous comprenez ? Pas de procès, c’est tout.
La fille réfléchit vite.
— Je pense que nous pouvons accepter vos excuses. Vous pouvez nous les adresser rapidement ?
— Dès demain. Pas de problème. Et de votre côté, vous arrêtez les poursuites.
— Chaque chose en son temps, monsieur Delambre. Vous faites des excuses circonstanciées à M. Pehlivan ainsi qu’à votre ex-employeur, et ensuite nous avisons.
Il va falloir que je pèse tout ça, mais j’ai gagné un répit. Je m’apprête à raccrocher, j’ai quand même envie de savoir.
— Au fait, maître Gilson. Qu’est-ce qui vous assure que les événements se sont passés comme M. Pehlivan les a décrits ?
La fille balance l’intérêt de lâcher le morceau. Son silence est déjà éloquent. Elle se lance enfin.
— Nous avons un témoignage. Un de vos collègues, qui a assisté à la scène, assure que M. Pehlivan n’a fait que vous frôler et que…
Romain.
— D’accord, d’accord, on laisse tomber. Je vous adresse des excuses et on s’arrête là. On fait comme ça ?
— J’attends votre lettre, monsieur Delambre.
Moins de dix minutes plus tard, je suis dans le métro.
Il y a quelques mois, Romain m’a prêté un disque dur pour mon ordinateur que je suis allé chercher chez lui. Je ne me souviens pas précisément de l’adresse, je pense que je vais retrouver. Je revois assez bien l’avenue, il y a une pharmacie à l’angle et son immeuble est un peu plus loin sur la droite, il porte un numéro qui m’est vaguement familier, je ne sais plus ce que c’est, et puis je retrouve, c’est le 57, mon âge, il y a un interphone, j’appuie sur le bouton de Romain Alquier, une voix ensommeillée me répond.
En fait, Romain n’a rien d’ensommeillé. Je le trouve pâle, anxieux, ses doigts tremblent un peu. Je ne me souvenais pas à quel point c’était petit chez lui. Une studette. Une porte coulissante masque en partie l’« espace cuisine », un demi-mètre carré occupé en hauteur par des placards engoncés au-dessus d’un évier large comme une main. Dans la pièce principale, le bureau, poussé contre le mur et surchargé d’appareils informatiques, occupe la moitié de la place. L’autre moitié se résume au canapé qui doit se déplier pour la nuit. C’est là qu’il est assis, Romain, il me désigne, au sol, une masse informe en plastique rouge qui doit être une sorte de pouf, je préfère rester debout. Du coup, Romain lui aussi se lève.
— Écoute, commence-t-il, il faut que je t’explique…
Je l’arrête d’un geste net. Nous sommes face à face dans cet espace réduit comme deux lapins d’élevage dans un clapier. Il s’est interrompu et me fixe en clignant des yeux. Il a peur de ce qui va se passer et il a raison, parce que j’ai absolument besoin d’obtenir ce que je suis venu chercher. Tout dépend de lui et ça me rend nerveux. Je distingue un peu de transpiration à la racine de ses cheveux. Je fais « non » de la tête. Je tâche d’être calme. Je sais que toute notre petite histoire, à lui et moi, est écrite dans la grande histoire, l’histoire de notre vie. La sienne est facile à comprendre. Romain est un fils de paysans et ce cadre mental gère toutes ses actions et toutes ses réactions. Ce qu’il a, il a appris à le garder. Jalousement. Le boulot comme le reste. Qu’il l’aime ou pas, c’est à lui, c’est sa propriété. Et je fais « non » de la tête bien qu’au contraire, je sois parfaitement d’accord.
Et pour lui montrer à quel point je suis détaché, je me retourne avec un air admiratif vers le bureau où trône un immense écran plat d’ordinateur. Ça jure, une telle technologie dans un clapier. Je reviens vers lui. Il cligne des yeux. Ses grandes paluches de maquignon pendent au bout de ses bras. Il se ferait tuer sur place plutôt que de céder quelque chose qui, en fait, n’a aucune importance. Je m’en fous. J’ai mes urgences.
— Garder son boulot, Romain, c’est sacré. Je te comprends. Et je ne t’en veux pas. À ta place, je ferais exactement pareil. Mais j’ai un service à te demander.
Il fronce les sourcils avec méfiance, comme si je lui proposais un veau à un prix anormalement bas. Du pouce, je désigne le grand écran :
— C’est pour un boulot, justement. Je suis sur un coup. Il faudrait que tu me fasses une petite recherche…
Son visage s’éclaire. Tellement soulagé de s’en tirer à si bon compte, il me sourit largement et tend le bras vers le clavier de son ordinateur. Ici, on peut toucher n’importe quoi sans se déplacer. Une vaguelette de musique électronique nous souhaite la bienvenue dans une seconde vie et j’explique à Romain ce dont j’ai besoin. Sa prudence paysanne est plus forte que lui.