Sur le site d’Exxyal ne s’affiche que l’organigramme schématique du groupe avec, tout en haut, bien centré sur la page, le portrait du P-DG, Alexandre Dorfmann. Une soixantaine d’années. Il a des cheveux clairsemés, un nez un peu fort, un regard de silex et dans sa manière de sourire discrètement à l’objectif on devine une assurance sans faille qui trahit l’homme de pouvoir à qui tout a réussi. Et qui semble certain, avec cette réussite, de n’avoir que son dû. Il y a des arrogances si bien établies qu’elles vous donnent immédiatement envie de gifler. Je détaille la photo. En me penchant un peu, sur la droite, je peux voir mon visage dans le miroir fixé au-dessus de la petite cheminée d’angle. Je reviens à la photo. J’observe mon contraire. Moi, à cinquante-sept ans, j’ai encore tous mes cheveux, même s’ils sont passablement blancs, un visage plutôt rond et une aptitude sans limite à me laisser envahir par le doute. À part la volonté, tout nous sépare.
Dans les dossiers clients de Lacoste, je trouve un organigramme complet d’Exxyal-Europe, que j’imprime. Muni de mes critères empiriques, je cherche, un par un, tous les cadres pouvant correspondre à ma recherche, à l’issue de quoi j’obtiens une liste de onze candidats potentiels. C’est bien, mais c’est encore trop et c’est là, exactement, que se trouve la difficulté. Le premier tri, c’est toujours le plus facile. À partir de maintenant, je n’ai plus droit à l’erreur, chaque fois que j’élimine un candidat, mes risques d’échec sont au plus haut de la courbe. J’ouvre un fichier, je copie et colle les onze noms et je me frotte les doigts comme à la roulette à l’instant de miser.
La porte s’ouvre, c’est Nicole.
Est-ce à cause de son immense fatigue ou parce qu’elle est en tee-shirt pour la nuit ? Est-ce parce qu’elle pose l’épaule contre le chambranle de la porte et qu’elle penche la tête dans cette position qui me donne toujours envie de pleurer ? Je fais mine de me masser le front. En fait, je regarde l’heure affichée dans le coin de l’écran : il est 22 h 40. Tout à mon affaire, je n’ai pas vu passer la soirée. Je relève la tête.
Normalement, dans ces moments-là, si elle est heureuse, elle me parle. Si elle ne l’est pas, je me lève et je viens contre elle. Cette fois, nous restons figés l’un et l’autre à chaque extrémité de la pièce.
Pourquoi ne comprend-elle pas ?
Depuis que nous vivons ensemble, c’est la seule question que je ne me suis jamais posée. Jusqu’à aujourd’hui. Jamais. Aujourd’hui, un océan nous sépare.
— Je sais très bien ce que tu penses, dit Nicole. Tu penses que je ne comprends pas à quel point c’est important pour toi. Tu te dis que j’ai ma petite vie, mon petit boulot et qu’un mari au chômage, finalement, je m’y suis bien faite. Et que je te crois incapable de retrouver un poste digne de toi.
— C’est un peu tout ça. Pas tout… mais un peu.
Nicole s’approche de mon bureau et elle vient contre moi. Je suis assis, elle debout, elle prend ma tête et la serre contre son ventre. Je passe ma main sous son tee-shirt et je la pose sur ses fesses. Ça fait vingt ans qu’on fait ça et la sensation est toujours miraculeuse, le désir toujours intact. Même aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui l’océan qui nous sépare n’est pas entre nous mais en nous. Nous sommes un couple.
Je m’écarte d’elle. Nicole assiste, sur l’écran, à la danse des poissons de l’économiseur d’énergie. Je demande :
— Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse ?
— N’importe quoi mais pas ça. Simplement… c’est pas bien. Quand on commence à faire des choses comme ça…
Il faudrait lui expliquer que le coup de pied au cul de Mehmet va m’obliger cette nuit à une humiliation supplémentaire : écrire une lettre d’excuses. Mais j’aurais honte de l’avouer. Lui dire aussi que l’ANPE va avoir de moins en moins de jobs à me proposer du fait que je suis licencié pour faute grave. Et qu’à côté de ce qui nous attend, chercher de la vaisselle moche et pas trop chère nous apparaîtra un jour comme la scène emblématique de nos plus belles années de bonheur. Je renonce.
— D’accord.
— D’accord quoi ? demande Nicole.
Elle s’est écartée de moi, me tient par les épaules. J’ai encore sa hanche dans le creux de ma main.
— Je laisse tomber.
— C’est vrai ?
J’ai un peu honte de ce mensonge, mais il est comme les autres, nécessaire.
Nicole me serre contre elle. Je perçois le soulagement jusque dans son étreinte. Elle tente de s’expliquer.
— Tu n’es pas en question, Alain. Toi, tu n’y peux rien. Mais c’est cette manière d’embaucher… On ne s’en sortira pas si on ne se respecte pas, tu es bien d’accord ?
J’aurais trop de choses à répondre. Je pense que j’ai choisi le bon parti. Je fais oui de la tête. Nicole passe ses doigts dans mes cheveux, son ventre épouse mon épaule, ses fesses se serrent. C’est pour garder tout ça que je me bats. Lui faire comprendre est impossible. Le faire sans elle et le lui offrir. Je veux redevenir le héros de sa vie.
— Tu viens te coucher ? demande-t-elle.
— Cinq minutes. Un courrier et j’arrive.
De la porte elle se retourne et me sourit.
— Tu viens vite ?
Il n’y a pas deux hommes sur mille capables de rester à leur bureau devant une pareille proposition. Mais j’en fais partie. Je dis :
— Deux minutes.
J’hésite à écrire le courrier pour l’avocat, mais je me dis que j’aurai le temps de le faire demain. Mon énergie est irrémédiablement attirée par cette liste. D’un clic, les poissons cèdent à nouveau la place au site d’Exxyal-Europe.
Onze candidats potentiels, je dois arriver à cinq, trois hommes, deux femmes. Je repasse la liste en croisant les critères d’âge et de diplôme, puis je les prends un par un et je tâche de retracer leurs carrières. Je les retrouve sur différents sites, ceux de leurs employeurs précédents, les associations d’anciens élèves où certains résument leur itinéraire professionnel. Pour piloter le vaste licenciement de Sarqueville, ils doivent disposer d’une bonne expérience de l’encadrement et avoir déjà réussi des missions difficiles ou délicates qui ont attiré sur eux l’attention de leur direction. Cette approche me permet de réduire à huit les candidats potentiels. J’en ai encore trois de trop. Deux hommes et une femme. Mais je ne pourrai pas parvenir à mieux. Ce sera déjà une chance immense si les cinq qu’il me faut sont bien parmi ces huit-là.
Quelques allers-retours entre le site d’Exxyal et les réseaux sociaux où j’ai trouvé quelques-uns d’entre eux et je dresse une fiche d’identité de chacun.
Comme mon bureau n’est pas très grand, pour un de mes anniversaires, Nicole m’a offert un système de plaques recouvertes de liège où l’on peut épingler des documents. Il y a six grandes plaques fixées sur la porte, qui s’ouvrent et se ferment comme les pages d’un livre géant.
Je retire tout ce qui s’y trouve depuis des lustres, les petites annonces auxquelles j’ai répondu et qui sont devenues toutes jaunes, les listes d’employeurs potentiels, de stages auxquels je n’ai pas eu droit à cause de mon âge, les listes de collègues DRH dans d’autres boîtes et que je fréquentais dans un club professionnel auquel je n’ai plus accès. Puis j’imprime de grands portraits de tous les candidats, leur itinéraire personnel avec un large espace pour mes notes et j’épingle le tout sur les plaques de liège.
Je suis content, je peux feuilleter mon dossier grandeur nature. Je m’éloigne un peu pour admirer mon travail. Je n’ai rien fixé sur les faces extérieures. Ainsi, je peux refermer l’ensemble, on ne voit plus rien.