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Gregory fronce les sourcils, je viens à nouveau de changer de statut. Il me prend pour un dingue. La situation est en train de m’échapper. Je tente de réinitialiser le système.

— Bon, il faut quoi pour obtenir 25 000 euros chez vous ?

— Des revenus suffisants.

— Combien ?

— Écoute, Alain, ça n’est pas la bonne manière de procéder.

— OK. Et si j’ai une caution ?

Son œil s’allume.

— Qui ?

— Je ne sais pas. Vous.

Son œil se referme.

— Mais c’est impossible ! Nous achetons un appartement ! Notre taux d’endettement ne permettra jamais que…

Je saisis ses mains sur la table, je les serre dans les miennes.

— Écoute-moi, Gregory.

Je sais que j’arrive à ma dernière cartouche et celle-ci, je ne suis pas certain d’avoir le courage de la tirer.

— Je ne t’ai jamais rien demandé.

C’est qu’il y faut de l’énergie. Beaucoup.

— Mais là, je n’ai pas d’autre solution.

Je baisse les yeux sur nos mains entrelacées, pour me concentrer. Parce que c’est dur, c’est très dur.

— Je n’ai que toi.

Je fais un effort entre chaque mot, je tâche de me concentrer sur autre chose, comme une prostituée débutante qui ferait sa première pipe.

— Il me faut absolument cet argent. C’est vital.

Bon Dieu, je ne vais quand même pas descendre jusque-là, si ?

— Gregory…

J’avale ma salive, tant pis !

— Je t’en supplie.

Ça y est, je l’ai dit.

Il est comme moi, il est sidéré.

Son emploi d’usurier a donné lieu à un nombre incalculable de disputes familiales et je suis là, aujourd’hui, en face de lui, à implorer l’aumône d’un prêt. C’est tellement impensable que nous en restons tous les deux groggy pendant un long moment. J’ai fait le pari que l’effet de surprise le prendrait à revers. Mais Gregory dodeline de la tête.

— Ça ne tiendrait qu’à moi… Tu sais bien. Mais je n’ai pas les moyens d’imposer un dossier. J’ai des chefs. Je ne connais pas précisément tes revenus, Alain, ni ceux de Nicole, mais je me doute… Il te faudrait trois mille, ou même cinq mille, on pourrait toujours voir, mais là…

Ce qui se passe après, je crois, ne tient qu’à un mot. Je n’aurais pas dû le supplier. En faisant ça, je créais l’irréparable. Je me suis tout de suite rendu compte que c’était une erreur, mais je l’ai faite quand même. Quand je me recule sur ma chaise et que je tourne l’épaule droite, comme ça, vers l’arrière, comme si je voulais me gratter la fesse opposée, je ne suis pas totalement conscient de ce que je fais, mais c’est la conséquence inéluctable d’un seul mot. Des guerres épouvantables ont dû être ainsi déclenchées, sur un mot.

Je prends mon élan, je rassemble toutes mes forces encore disponibles et je lui balance mon poing dans la gueule. Il ne s’y attend pas du tout. C’est un cataclysme immédiat. Mon poing fermé lui arrive entre la pommette et la joue, son corps est propulsé en arrière, ses mains, dans un ultime réflexe, tentent désespérément de s’accrocher à la table. Il fait deux mètres en arrière, heurte une autre table, puis deux chaises, son bras, qui cherche un appui, balaye tout sur son passage, sa tête vient heurter la colonne de soutènement, sa gorge expulse un cri rauque, vaguement animal, tous les clients se sont retournés, bruit de verre brisé, de chaise cassée, de table renversée, silence de stupeur. L’espace devant moi est bien dégagé. Je me tiens le poing au creux du ventre tellement il me fait mal. Mais je me lève et je sors, dans la stupéfaction générale.

Ça ne m’était pas arrivé de toute ma vie et après mon contremaître turc, voilà maintenant mon gendre dans la sciure. Deux de suite en quelques jours. Je suis devenu violent, c’est une évidence.

Me voici dans la rue.

Je ne me représente pas encore exactement les dégâts que mon geste va entraîner.

Mais avant de m’en préoccuper, je veux régler mon seul problème, mon seul et unique problème : trouver ces 25 000 euros.

13

J’étale mon gendre pour le compte et je reprends ma quête. De l’extérieur, on pourrait penser que j’ai perdu toute sensibilité.

À une époque, je me connaissais assez bien. Je veux dire que mes comportements ne me surprenaient jamais. Quand on a vécu la plupart des situations, on connaît les bonnes attitudes à adopter. On sait même repérer les circonstances dans lesquelles il n’est pas nécessaire de se contrôler (comme par exemple les engueulades en famille avec un connard comme mon gendre). Passé un certain âge, la vie, ça n’est que de la répétition. Or, ce qui s’acquiert (ou non) par la seule expérience, le management se fait fort de vous l’apprendre en deux ou trois jours grâce à des grilles où les gens sont classés en fonction de leur caractère. C’est pratique, c’est ludique, ça flatte l’esprit à peu de frais, ça donne l’impression d’être intelligent, on s’imagine même, grâce à ça, pouvoir apprendre à se comporter plus efficacement dans le cadre professionnel. Bref, ça calme. Au fil des années, les modes changent et les grilles se succèdent. Une année, vous vous testez pour savoir si vous êtes méthodique, énergique, coopératif ou déterminé. L’année suivante, on vous propose d’apprendre si vous êtes travailleur, rebelle, promoteur, persévérant, empathique ou rêveur. Si vous changez de coach, vous découvrez que vous êtes en réalité protecteur, directeur, ordinateur, émoteur ou réconforteur, et si vous faites un nouveau séminaire, on vous aide à discerner si vous êtes plutôt orienté action, méthode, idées ou procédure. C’est une forme d’arnaque dont tout le monde raffole. C’est comme dans les horoscopes, on finit toujours par y découvrir des traits qui nous ressemblent, mais en fait on ne peut pas savoir de quoi on est réellement capable tant qu’on ne se trouve pas dans des conditions extrêmes. Par exemple, ces temps-ci, moi, je me surprends beaucoup.

Mon téléphone sonne alors que je sors du métro. Je me méfie toujours un peu quand les choses vont trop vite — et c’est le cas.

— Je m’appelle Albert Kaminski.

Ton sympathique, ouvert, mais vraiment, c’est très tôt. Je n’ai passé mon annonce que ce matin et déjà…

— Je crois que je corresponds à ce que vous cherchez, me dit-il.

— Et vous pensez que je cherche quoi ?

— Vous êtes romancier. Vous devez sans doute écrire un livre qui tourne autour d’une prise d’otages et vous avez besoin de renseignements concrets et précis. Des informations exactes. À moins que j’aie mal lu votre annonce.

Il s’exprime bien, il ne s’est pas laissé démonter par ma question très directe. Il semble solide. Impression qu’il parle dans un endroit où il ne peut pas s’exprimer à haute voix.

— Et vous avez une expérience personnelle dans ce domaine ?

— Absolument.

— Tous ceux qui m’appellent me disent la même chose.

— J’ai l’expérience de plusieurs prises d’otages réelles, dans des conditions différentes et relativement récentes. Quelques années. Si elles portent sur le déroulement de ce type d’opérations, je pense pouvoir répondre à la plupart de vos questions. Si vous voulez me rencontrer, je vous donne mon numéro, c’est le 06 34…

— Attendez !

Indéniablement, le type est habile. Il s’est exprimé calmement, sans agacement malgré mes questions volontairement agressives, et il est même parvenu à reprendre le pouvoir puisque c’est moi qui en viens à solliciter un rendez-vous. Ce pourrait tout à fait être l’homme qu’il me faut.