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— Vous êtes libre cet après-midi ?

— Cela dépend de l’heure.

— Dites-moi…

— À partir de 14 heures.

Nous prenons rendez-vous. Il me propose un café près du Châtelet.

Que s’est-il passé après mon départ ? Mon gendre a dû mettre du temps à se relever. Je l’imagine allongé au beau milieu de la salle, le patron arrive, lui passe une main sous la tête et dit : « Eh ben, mon vieux, t’as l’air drôlement secoué ! C’était qui, ce gars-là ? » Finalement, Gregory, je ne le connais pas si bien que ça. Est-il courageux, par exemple, je n’en sais rien. Se relève-t-il avec un semblant de dignité, en s’époussetant, ou au contraire se met-il à hurler : « Je vais le tuer, cet enfoiré ! » ce qui est toujours un peu pathétique. La grande question, évidemment, est de savoir s’il va téléphoner à Mathilde ou attendre ce soir. Toute ma stratégie dépend de ça.

L’entrée du lycée où Mathilde enseigne l’anglais est située dans une petite rue. À l’heure de midi, il y a toujours pas mal de jeunes dans la rue, face à l’entrée. Ça chahute pas mal, ça crie, ça se bouscule, les garçons, les filles, ça déborde d’hormones chauffées à blanc. Je me poste en retrait, à l’entrée d’un immeuble. Mathilde décroche assez rapidement. Il y a beaucoup de bruit autour d’elle, comme autour de moi. Surprise. Je comprends que son mari ne l’a pas encore appelée. La fenêtre est étroite et il faut absolument que je m’y engouffre.

Là, tout de suite ? C’est maman, il est arrivé quelque chose ? Où je suis ? Dehors, mais où ?

Non, ce n’est pas maman, rassure-toi, rien de grave, besoin de te voir c’est tout, oui c’est urgent, dans la rue, juste là… Si tu as cinq minutes… Oui, tout de suite.

Mathilde est plus jolie que sa sœur. Moins belle, moins charmante, mais plus jolie. Elle porte une ravissante robe imprimée, une de ces robes que je remarque du premier coup d’œil chez une femme. Elle a une belle démarche dans laquelle je retrouve un peu du déhanchement de Nicole, mais son visage est tendu comme celui de quelqu’un qui flaire la catastrophe.

C’est tellement difficile à expliquer. J’y arrive tout de même. Ma demande n’est pas limpide, mais Mathilde saisit rapidement l’essentiel : 25 000 euros.

— Mais papa ! On en a besoin pour l’appartement. On a signé le compromis de vente !

— Je sais mon poussin, mais la vente, c’est dans trois mois. Je t’aurai remboursée depuis longtemps.

Mathilde est très perturbée. Elle se met à marcher dans la rue, trois pas rageurs dans un sens, trois pas embarrassés dans l’autre.

— Mais pourquoi il te faut tout cet argent ?

J’ai testé le truc sur son mari une heure auparavant et je sais que ça ne marche pas très bien, mais c’est tout ce que j’ai à proposer.

— Un pot-de-vin ? De 25 000 euros ? C’est dingue !

J’acquiesce douloureusement.

Quatre pas nerveux sur le trottoir, puis elle revient :

— Papa, je suis désolée, je ne peux pas.

Elle a dit ça la gorge serrée, droit dans les yeux. Elle a rassemblé tout son courage. Il va falloir jouer fin.

— Mon poussin…

— Non, papa, pas de « mon poussin » ! Pas de chantage affectif, je te préviens !

Il va même falloir jouer très, très fin. J’argumente aussi calmement que je peux.

— Mais comment tu feras pour me rembourser en deux mois ?

Mathilde est une femme pratique. Les deux pieds plantés dans le concret, elle pose toujours les bonnes questions. Toute petite déjà, dès qu’il fallait organiser un déplacement, un pique-nique, une fête, elle se portait volontaire. Son mariage a nécessité près de huit mois de préparation. Tout était réglé au millimètre, je ne me suis jamais autant emmerdé de ma vie. C’est peut-être ça qui me la fait paraître si éloignée parfois. Elle est debout devant moi. Je m’interroge tout à coup : qu’est-ce que je suis vraiment en train de faire ? Je chasse l’image de Gregory allongé dans la salle du café, la joue écrasée contre le poteau de soutènement.

— Tu es sûr qu’ils vont donner une avance à quelqu’un qu’ils viennent tout juste d’embaucher ?

Mathilde a accepté de discuter. Elle n’en a pas encore conscience, mais son refus est déjà derrière elle. Elle marche toujours de long en large sur le trottoir, de plus en plus lentement, elle s’éloigne moins, elle revient plus vite.

Elle souffre.

Et ça commence à me faire réellement souffrir moi aussi. Tant que j’étais dans la dynamique de mon exigence, je n’avais aucun état d’âme. Il faudrait allonger de nouveau son crétin de mari, je le referais sans l’ombre d’une hésitation, mais là, soudain, je ne sais plus. Ma fille est devant moi, déchirée entre des obligations incompatibles, un vrai débat cornélien : son appartement ou son père. Elle a économisé cet argent qui est aujourd’hui sa vie et représente son rêve.

C’est sa robe imprimée qui me sauve : je me rends compte que les chaussures et le sac sont assortis. Le genre de choses que Nicole devrait pouvoir s’offrir.

Mathilde fait les soldes avec intelligence, elle est de ces femmes qui partent en repérage deux mois à l’avance et qui, à force de préparation, de stratégie, parviennent un jour à acheter le tailleur dont elles rêvent et qui était totalement au-dessus de leurs moyens. Mathilde doit être le résultat d’un saut génétique inattendu, parce que ni sa mère ni moi ne sommes capables d’une performance comme celle-ci. Mathilde, oui. Et je suis même certain que c’est ce qui a séduit son mari.

Lui, je l’imagine dans son bureau. Une secrétaire a dû lui apporter un sac de congélation rempli de glaçons, il doit ruminer une plainte au tribunal contre son beau-père, rêver d’un jugement prononcé haut et fort par un juge raide comme la justice. Gregory se propulse avec délectation dans cette scène : il quitte le tribunal vainqueur, son épouse éplorée à son bras. Mathilde baisse la tête, forcée de reconnaître la supériorité des valeurs de son époux sur celles de son père. Elle est déchirée. Mais Gregory, lui, drapé dans sa dignité bafouée, descend, impavide et vertical, les marches du palais de justice, qui n’a jamais si bien mérité son nom. Derrière lui, son beau-père, défait et accablé, pantelant, supplie… Voilà le mot qui me manquait. Supplier. Il m’a fallu le supplier.

Moi.

J’enchaîne :

— J’ai besoin de cet argent, Mathilde. Ta mère et moi, nous en avons besoin. Pour survivre. Ce que tu peux me prêter, je peux te le rembourser. Mais je ne vais pas te supplier.

Je fais alors un geste terrible : je baisse la tête et je pars. Un pas, deux, trois… Je marche assez vite parce que la dynamique m’est favorable. J’ai honte mais je suis efficace. Pour avoir ce job, pour sauver ma famille, pour sauver ma femme, mes filles, je dois être efficace.

— Papa !

Gagné !

Je ferme les yeux parce que j’ai conscience de mon ignominie. Je reviens sur mes pas. Ce que le système social est en train de me faire, je ne le pardonnerai jamais. D’accord, je plonge dans la boue, je suis ignoble, mais en échange, que le dieu du système me donne ce que je mérite. Qu’il me permette de revenir dans la course, revenir dans le monde, être humain de nouveau. Vivant. Et qu’il me donne ce boulot.

Mathilde a les larmes aux yeux.

— Combien il te faut exactement ?

— Vingt-cinq mille.

La messe est dite, c’est terminé. Ce n’est plus qu’une question d’organisation. Mathilde va s’en charger. J’ai gagné.