Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Jeu de rôle « Prise d’otages » — Client : Exxyal-Europe
Les lieux sont en cours d’équipement. Nous disposerons de deux zones principales.
D’une part, la salle assez vaste (secteur A sur le plan) où seront retenus les otages. Elle est séparée du couloir par une cloison en partie vitrée que le commando pourra obturer si vous souhaitez procéder à une épreuve d’isolement.
D’autre part, les bureaux.
En D, une salle de repos et de débriefing. En B, la salle d’interrogatoire. Comme prévu dans le scénario, les cadres seront interrogés à tour de rôle, entretien centré sur leurs activités propres.
L’interrogatoire sera suivi par les évaluateurs qui se trouveront dans l’espace (C), grâce aux écrans de contrôle.
Dans la configuration actuelle, les candidats au poste RH (en gris sur le plan) seront assis face aux écrans de contrôle.
Nous avons procédé à des essais : l’isolation phonique des salles est satisfaisante.
Deux ensembles de caméras capteront les images pour les évaluateurs. Le premier dans la « salle d’attente » des otages, le second dans la salle d’interrogatoire. Dès que les lieux seront équipés, nous commencerons les répétitions.
Enfin, il me semble nécessaire de souligner qu’il n’est pas toujours possible d’anticiper sur les réactions des joueurs.
En tout état de cause, la responsabilité de cette opération ne pourra évidemment porter que sur les organisateurs.
Vous trouverez les décharges à signer ou à faire signer à votre client en annexe 2.
Bien respectueusement,
15
À 17 heures, la première chose que voit Mathilde lorsqu’elle sort du lycée, c’est son père. C’est moi. Je suis là, planté au milieu du déluge de jeunes gens qui déferlent de partout, criant, courant, hurlant. Elle ne m’adresse pas la parole et se contente de marcher, les lèvres pincées, comme si elle allait à l’abattoir.
Iphigénie.
Je trouve qu’elle en fait un peu trop.
Nous entrons dans l’agence et voilà le « conseiller de clientèle ». On dirait mon gendre, même costume, même coiffure, même manière d’être, de parler. Je ne sais pas combien on a fait de clones de ce modèle-là. Mais il vaut mieux que j’évite de penser à Gregory, parce qu’il est l’annonciateur de problèmes colossaux.
Mathilde s’isole un instant avec son banquier et elle revient. C’est fou comme c’est simple. Ma fille me tend une grosse enveloppe.
Je l’embrasse. Elle me tend sa joue, mécaniquement. Elle regrette sa froideur, mais c’est trop tard. Elle me croit vexé, je cherche un mot, je ne trouve rien. Mathilde me serre l’avant-bras. Maintenant qu’elle m’a remis la moitié de ce qu’elle possède, elle semble soulagée. Elle dit juste :
— Tu m’as promis, hein…
Puis elle sourit, comme si elle avait honte de se répéter, de me montrer trop de défiance. Ou de peur.
Nous nous séparons devant le métro.
— Je vais marcher un peu.
En fait, j’attends son départ, puis je descends à mon tour dans la station. Je n’avais pas le courage de prolonger ce contact. Je place mon portable en mode vibreur et le glisse dans la poche de mon pantalon. D’après moi, Mathilde sera chez elle dans moins d’une demi-heure. Les stations se succèdent, je change, je marche dans les couloirs, mon télépho ne bat contre ma cuisse. Au changement, au lieu de monter dans la rame, je m’assois sur un siège où je ramasse un exemplaire du Monde, passablement froissé. Je parcours l’article : « Les salariés représentent aujourd’hui la “menace principale” contre la sécurité financière des entreprises. »
Je regarde ma montre tout en continuant de feuilleter nerveusement. Page 8 : « Enchères record pour le yacht de l’émir Shahid Al-Abbasi : 174 millions de dollars. »
Je suis sur des charbons ardents et je peine à me concentrer.
Je n’ai pas longtemps à attendre. Je sors précipitamment mon portable pour regarder l’écran. C’est Mathilde. J’avale ma salive, je laisse les sonneries se succéder, elle ne laisse pas de message.
Je tente de me concentrer sur autre chose. Page 15 : « Après quatre mois d’occupation de leur usine, les salariés de Desforges acceptent la prime forfaitaire de 300 euros et lèvent le blocus. »
Mais deux minutes plus tard, elle appelle de nouveau. Un œil à ma montre, je calcule rapidement. Nicole n’est pas encore rentrée, mais elle sera à la maison avant moi et je ne veux pas que Mathilde laisse un message sur notre répondeur. Au troisième appel, je décroche.
— Papa !
Les mots ne lui viennent pas. À moi non plus.
— Comment tu as pu…, commence-t-elle.
Mais son effort se réduit à ça. Elle est chez elle. Elle vient de trouver son mari le portrait en compote et d’apprendre que je suis allé la voir elle parce que j’avais échoué avec lui.
Mathilde a dû avouer à son mari qu’elle avait donné l’argent du ménage à son père.
Ils sont furieux, je les comprends.
— Écoute, poussin, je vais t’expliquer…
— Arrête !
Elle a hurlé. De toutes ses forces.
— Rends-moi cet argent, papa ! Rends-le-moi immédiatement !
Je le dis avant de manquer de courage :
— Je ne l’ai plus, poussin, je viens de le donner pour cet emploi.
Silence.
Je ne sais pas si elle me croit parce que tout ce que j’étais à ses yeux jusqu’à aujourd’hui vient de se fondre dans une image de moi nouvelle, inimaginable et insupportable.
Ce n’est pas seulement qu’elle doit réviser tout ce qu’elle croyait savoir de son père, c’est surtout qu’elle va devoir vivre avec.
Alors, la rassurer. Lui dire qu’elle n’a pas à s’inquiéter.
— Écoute, poussin, tu as ma parole !
Sa voix est grave, simple et calme. Cette fois, elle ne cherche pas ses mots. Elle dit en quelques syllabes l’essentiel de sa pensée.
— Tu es un salaud…
Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. En quittant la station, je serre l’enveloppe contre moi. Mon ticket pour le panthéon des pères de famille et des enfants de salaud.
16
Mathilde ne m’a pas rappelé. Elle était si furieuse qu’elle est venue directement. Elle a posé sur le bouton de l’interphone un doigt tellement rageur que j’ai l’impression qu’elle l’y a laissé pendant tout le temps où elle est montée à l’appartement et où elle m’a agoni d’injures sous les yeux de sa mère. Elle exigeait que je lui rende l’argent qu’elle m’avait prêté, elle hurlait que j’étais un escroc. Je ne voulais pas penser que l’enveloppe qui contenait son argent était encore dans le premier tiroir de mon bureau et qu’il m’aurait suffi de faire quelques mètres pour la rassurer, pour que tout rentre dans l’ordre. Je me suis concentré, j’ai puisé dans mes réserves, comme chez le dentiste quand il s’attaque aux dents difficiles.