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— Demain je te mettrai du fond de teint, s’amuse Nicole en regardant mon front. Non, sérieusement ! Juste un peu, tu verras.

On verra. Je me dis que demain, c’est le test professionnel et pas l’entretien. D’ici là, l’hématome aura presque disparu. Si je vais jusque-là, bien sûr.

— Mais bien sûr que tu vas aller jusque-là, assure Nicole.

La vraie foi, c’est confondant.

Je tente de le cacher, mais mon excitation est au summum. Ce n’est pas la même qu’hier ou avant-hier : à mesure que je m’approche de l’heure du test de connaissances, le trac me gagne. Vendredi, quand on a commencé les révisions, je n’avais pas idée du retard que j’avais accumulé. Quand j’en ai pris conscience, ça m’a paniqué. Du coup, la venue des filles, qui m’avait contrarié parce qu’elle me faisait perdre du temps dans ma préparation, n’a pas été une mauvaise diversion.

Dès qu’il est entré, Gregory a désigné mon front en disant :

— Eh ben, Bon Papa ? On tient plus sur ses jambes ?

« Bon Papa », c’est sa blague personnelle. Généralement, dans ces cas-là, Mathilde, ma fille aînée, lui donne du coude dans les côtes, parce qu’elle pense que je suis susceptible. À mon avis, elle ferait mieux de lui foutre carrément sa main dans la gueule. Je dis ça parce qu’elle est mariée avec lui depuis quatre ans et qu’il y a quatre ans que j’ai envie de le faire à sa place. De toute manière, un type qui s’appelle Gregory… En plus, il a les cheveux en arrière, c’est un signe qui ne trompe pas. Ma fille, ça ne la dérange pas de copuler avec une gueule d’empeigne, moi, je suis désolé, ça me vexe. Nicole a raison. Je suis devenu susceptible. Elle dit que c’est un effet de l’inaction. J’aime bien ce mot, même si ce n’est pas le premier qui me vient à l’esprit quand je me lève à 4 heures du matin pour aller me faire botter le cul.

Mathilde est professeur d’anglais, c’est une fille très normale. Elle entretient une passion inexplicable pour la vie quotidienne. Ça l’enthousiasme de faire les courses, d’imaginer ce qu’elle va préparer à manger, de penser, huit mois plus tôt, à trouver une location pour les vacances, de se souvenir du prénom des enfants de toutes ses copines, des dates de naissance de tout le monde, de planifier ses grossesses. Cette facilité à remplir sa vie me stupéfie. L’exaltation que lui procure la gestion de la banalité a quelque chose de réellement fascinant.

Son mari, Gregory, est directeur d’agence d’une compagnie de crédit à la consommation. Il prête aux gens pour qu’ils achètent des tas de trucs, des aspirateurs, des voitures, des téléviseurs. Des salons de jardin. Sur les brochures, les taux d’intérêt semblent très corrects, mais on rembourse quand même trois ou quatre fois ce qu’on emprunte. Et si on a des difficultés à rembourser, c’est très facile, on vous prête de nouveau, mais là, on rembourse trente fois ce qu’on a emprunté. Normal. Avec mon gendre, on a passé des soirées entières à s’étriper. Il représente à peu près tout ce que je déteste, c’est un vrai drame familial. Nicole n’en pense pas moins, mais elle est mieux éduquée que moi et comme elle travaille, elle ne passe pas toutes ses heures à ruminer. Moi, une soirée avec mon gendre, c’est trois jours de fureur solitaire. Je refais la conversation de la veille comme d’autres refont le match.

Quand elle est à la maison, Mathilde vient souvent discuter avec moi dans la cuisine pendant que je finis de préparer. Généralement, elle en profite pour laver ce qui traîne dans l’évier. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas s’en empêcher. Comme si elle était chez elle. Chez ses copines, elle doit trouver sans les chercher le bon placard pour les verres, le bon tiroir pour les couverts. Ça doit être une sorte de sixième sens. Je suis franchement admiratif.

Elle passe derrière moi et me pose un baiser derrière l’oreille, comme une amoureuse.

— Alors, tu t’es cogné ?

Sa compassion pourrait me faire du mal, mais elle est exprimée avec gentillesse, ça me fait plutôt du bien.

Je vais pour répondre, mais on sonne à la porte. C’est Lucie. Ma seconde fille. Elle a des seins très petits, dont elle souffre beaucoup. Tous les hommes sensibles les trouvent émouvants, mais allez donc expliquer ça à une fille de vingt-cinq ans. Elle a une silhouette mince, nerveuse, impatiente. La raison, chez elle, ne prend pas toujours le dessus, c’est une fille qui agit de façon passionnelle. Elle se met vite en colère, elle dit vite des mots qu’elle regrette aussitôt, elle a bien plus d’anciens amis que sa sœur qui ne se fâche jamais avec personne. Lucie serait assez bien du genre à mettre un coup de boule à Mehmet, Mathilde serait plutôt du genre à lui proposer du fond de teint.

Lucie est seule ce soir. Elle a une vie compliquée. Elle embrasse sa mère et débarque dans la cuisine comme un ouragan domestique. Elle soulève le couvercle.

— T’as mis un filet de citron ?

— Je ne sais pas. La blanquette, c’est ta mère.

Lucie plonge le nez dans la casserole. Pas de citron. Elle se propose pour la béchamel. Je refuse avec diplomatie.

— Je préfère quand c’est moi.

En fait, tout le monde le sait, la béchamel, je ne sais faire que ça. Alors pour me la prendre…

— Je crois qu’on a enfin trouvé, dit Mathilde d’un ton gourmand.

Lucie lève un sourcil étonné. Elle ne voit absolument pas de quoi on parle. Pour lui donner un peu de répit, je fais semblant d’être stupéfait.

— Nooooooon !?

Lucie fait mine d’être affligée, mais elle se marre à l’intérieur.

Nos filles sont le résultat d’un vrai croisement entre leurs parents. Lucie me ressemble physiquement, mais elle a le tempérament de sa mère, Mathilde, c’est l’inverse. Lucie est vive et aventureuse. Mathilde est une travailleuse qui se résigne rapidement. Elle a du courage et de l’énergie et elle n’en demande pas trop à la vie. Il suffit de voir son mari. Elle était douée en anglais, elle n’a pas cherché plus loin, elle est devenue professeur d’anglais. Tout mon portrait. Lucie, elle, est plus fantasque. Elle a fait des études d’histoire de l’art, de psychologie, de littérature russe et de je ne sais plus quoi, elle ne savait pas où se diriger, tout la passionnait. Elle réussissait des études qu’elle n’achevait jamais, elle changeait de projet comme d’amant. Mathilde réussissait ses études parce qu’elle les avait commencées et elle a épousé un copain de terminale.

À la surprise générale, alors qu’on la croyait peu douée pour les exercices intellectuels demandant rigueur et minutie (ou justement à cause de cela), Lucie est devenue avocate. Elle défend principalement des femmes battues. Ce secteur-là, c’est comme les pompes funèbres ou les impôts, il y aura toujours du boulot, mais elle n’est pas près de faire fortune.

— C’est un trois-quatre pièces dans le XIXe, poursuit Mathilde, toute à son affaire. Près de Jaurès. C’est pas tout à fait le coin qu’on espérait, mais bon… C’est très lumineux, je trouve. Et pour Gregory, c’est sur sa ligne, c’est pratique.

— Combien ? demande Lucie.

— Six cent quatre-vingt mille.

— Ah oui, quand même…

J’apprends qu’ils n’ont que 55 000 euros pour leur apport et que, malgré les relations de Gregory dans le secteur bancaire, ça va être difficile de boucler le dossier de prêt.