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Ce sont des choses qui me font mal. Avant, j’étais un « papa qui aide ». On me demandait volontiers, je prenais un air froid, je m’abandonnais à des soupirs d’esclave, je prêtais des sommes qu’on ne me rendait jamais et on savait que j’étais ravi. C’est bon d’être utile. Aujourd’hui, Nicole et moi avons réduit notre train de vie au minimum et ça se voit à tout : à ce que nous avons, à ce que nous portons, à ce que nous faisons à manger. Nous avions deux voitures parce que ça nous semblait plus pratique, mais surtout parce qu’on ne se posait pas la question. Au fil des années, notre niveau de vie s’était élevé par le jeu conjugué de nos promotions respectives et des augmentations successives. Nicole est devenue directrice adjointe de son centre de doc, moi, responsable RH du groupe Bercaud et filiales. On envisageait avec confiance les années à venir, qui verraient s’achever le crédit de notre appartement. Par exemple, depuis le départ des filles, Nicole avait envie de faire des travaux dans l’appartement : ne conserver qu’une chambre d’amis, abattre la cloison du salon pour avaler la seconde chambre, faire un double living et déplacer la colonne d’eau pour retourner la cuisine afin que l’évier soit sous la fenêtre, etc. Donc on a mis de l’argent de côté. Le plan était simple. On termine le crédit de l’appartement, on paie cash les travaux et on part en vacances. On avait même tellement confiance qu’on a anticipé sur ce plan. Il restait encore quelques années de crédit sur l’appartement, mais on avait l’argent, on a commandé les travaux. En commençant par la cuisine. Question date, c’est très facile à reconstituer : les ouvriers ont commencé les démolitions le 20 mai, j’ai été viré le 24. On a tout de suite arrêté les travaux. Ensuite, la flèche s’est inversée, la pointe a piqué du nez vers le sol et ça ne s’est plus arrêté. Comme la cuisine était déjà entièrement démontée, de la plomberie au carrelage, j’ai dû bricoler moi-même. J’ai remonté un évier sur deux jambages en carreaux de plâtre, réinstallé une plomberie de fortune. Et comme c’était provisoire, nous avons acheté trois éléments de cuisine que j’ai fixés au mur. Nous avons pris les moins chers, donc les plus moches. Donc les moins solides. J’ai toujours peur d’y mettre trop de vaisselle. J’ai aussi étendu un lino sur le ciment brut. On le remplace tous les ans. Généralement, je fais la surprise à Nicole. J’ouvre la porte d’un geste large en disant : « On a changé de cuisine. » En général, elle répond un truc du genre : « On ouvre un quart de mousseux ! » On sait tous les deux que ça n’est pas terrible comme humour, mais on fait comme on peut.

Lorsque les indemnités de chômage n’ont plus été suffisantes pour payer les traites de l’appartement, on a pris sur les réserves prévues pour les travaux. Et quand ces réserves ont été épuisées, on a vu qu’il restait encore quatre ans de crédit pour que l’appartement soit à nous et Nicole a dit qu’il allait falloir le vendre pour en acheter un plus petit qu’on pourrait payer comptant. J’ai refusé. J’ai travaillé vingt ans pour avoir cet appartement, je n’arrive pas à me résigner à le vendre. Et plus le temps passe, moins Nicole se sent autorisée à m’en reparler. Pour le moment. Mais elle va finir par avoir raison. Surtout si mon affaire avec les Messageries tourne au vinaigre. Je ne sais pas si nous parviendrons à conserver notre dignité face à nos filles. Aujourd’hui, elles se débrouillent toutes seules. Elles ne peuvent même plus me faire le cadeau de me demander de l’argent.

J’ai réussi la béchamel. Elle est comme d’habitude. Et tous autour de la table, nous sommes comme d’habitude. Avant, nos conversations prévisibles, nos blagues répétitives, ça m’allait bien, mais depuis un an ou deux, tout m’insupporte. Je le reconnais moi-même, je n’ai plus de patience. D’autant que ce soir, je grille d’envie d’anticiper, de dire aux filles : je suis convoqué pour un job absolument dans mes cordes, je n’ai pas eu une chance comme ça depuis quatre ans, dans deux jours je vais passer haut la main les tests professionnels, et ensuite c’est l’entretien, je vais casser la baraque et dans un mois, mes enfants, le père qui vous désole ne sera plus qu’un souvenir. Au lieu de ça, je ne dis rien. Nicole me sourit. Elle est superstitieuse. Et heureuse. Il y a une telle confiance dans son regard.

— Et donc ce gars, explique Gregory, s’est inscrit en droit. Et la première chose qu’il a faite, c’est… vous savez quoi ?

Personne ne sait. Sauf Mathilde, qui ne veut pas gâcher les effets de son mari. Moi, je n’ai pas vraiment écouté, je sais que mon gendre est un con.

— Il a attaqué sa fac en justice ! annonce-t-il avec admiration. Il a comparé ses droits d’inscription avec ceux de l’année précédente et il a estimé que l’augmentation était illégale parce qu’elle n’était pas justifiée par une « augmentation significative des prestations offertes aux étudiants ».

Il part ensuite d’un grand rire destiné à souligner la saveur de l’anecdote.

Mélange intime de convictions de droite et de fantasmes de gauche, mon gendre adore ce genre d’histoire. Il fourmille d’anecdotes où des patients gagnent contre leur psychanalyste, où des frères jumeaux s’écharpent devant un tribunal, ou des mères de famille nombreuse attaquent leurs enfants. Dans certaines variantes, les clients gagnent contre leur supérette ou se font rembourser une contravention par un fabricant automobile. Mais mon gendre atteint un niveau quasi orgasmique quand les usagers gagnent contre l’administration. Ici, la SNCF est condamnée pour un composteur en panne, là, le fisc est contraint de rembourser le timbre ayant servi à une déclaration d’impôts, ailleurs, l’Éducation nationale perd contre un parent qui, ayant effectué un comparatif des notes entre les élèves, estime que son fils a été lourdement discriminé dans une dissertation sur Voltaire. La jubilation de Gregory est proportionnelle à la futilité du prétexte. Il démontre ainsi que le droit permet de renouveler à l’infini la juste lutte de David contre Goliath. Selon lui, ce combat est grandiose. Il est convaincu que le droit est le bras armé de la démocratie. Quand on le connaît un peu, on est sacrément content qu’il soit dans la banque. Magistrat, ce type aurait fait des dégâts inimaginables.

— Moi, je trouve ça inquiétant, commente Lucie.

Gregory, nullement gêné de tenir une conférence sur le droit devant Lucie qui est avocate, se ressert un verre du saint-émilion qu’il a apporté, visiblement ravi d’être à l’origine d’une conversation passionnante au cours de laquelle sa théorie va démontrer son indiscutable supériorité.

— Au contraire, dit-il doctement. C’est rassurant de savoir qu’on peut gagner même si on est le plus faible !

— Ça veut dire que tu peux m’attaquer parce que tu trouves que la blanquette manque de sel ?

Tout le monde se tourne vers moi. C’est peut-être ma voix qui les a alertés. Mathilde me supplie silencieusement. Lucie commence à jubiler.

— Elle manque de sel ? demande Nicole.

— C’est un exemple.

— Tu pourrais choisir autre chose.

— Pour la blanquette, ça me semble un peu difficile, consent Gregory. Mais c’est le principe qui compte.

Malgré l’attitude de Nicole, franchement inquiète, je décide de ne rien céder.

— Moi, c’est justement le principe qui me gêne. Je le trouve complètement con.

— Alain…, tente Nicole en posant sa main à plat sur la mienne.

— Quoi, « Alain » ?

Je suis très énervé, mais personne ne comprend pourquoi je le suis à ce point.

— Tu as tort, reprend Gregory, qui n’est pas homme à abandonner un sujet quand il se sent de première force. Cette histoire démontre que n’importe qui (il appuie sur le « n’importe qui » pour que chacun prenne bien conscience de l’importance de la conclusion), absolument n’importe qui peut gagner s’il a suffisamment d’énergie pour le faire.