En cours d’épreuve, je me rends compte que j’écris mal, je suis à peine lisible parfois, il faut que je m’applique pour les questions ouvertes. Je suis presque soulagé quand on doit répondre avec des croix. Un vrai chimpanzé. Enfin… un vieux chimpanzé.
À ma droite, il y a une fille d’une trentaine d’années à qui je trouve une vague ressemblance avec Lucie. Au début, j’ai tenté un sourire complice. Elle m’a toisé comme si je lui avais proposé la botte.
À la fin de l’épreuve, je suis épuisé. Tous les candidats sortent, on se fait juste un signe de tête, comme des voisins distants qui se croisent un peu par accident.
Dehors, il fait beau.
Ça aurait pu être un beau temps pour une victoire.
Je marche en direction de la station de métro et je sens que chaque pas m’enfonce davantage, c’est comme une lente prise de conscience, couche par couche. J’ai laissé des tas de questions sans réponse. Pour les autres, les bonnes réponses m’arrivent seulement maintenant, toutes différentes de celles que j’ai données. Les plus jeunes, dans ce genre de concours, sont comme des poissons dans l’eau. Pas moi. C’était une compétition destinée à une classe d’âge à laquelle je n’appartiens pas. Je tente de dénombrer précisément les questions où j’ai eu faux, mais j’en perds le compte.
En sortant, j’étais seulement fatigué. En arrivant au métro, j’ai replongé dans une détresse terrible. J’en pleurerais. Je comprends que je ne m’en sortirai jamais. Finalement, le coup de boule dans la gueule de Mehmet me semble la seule bonne solution, la seule adaptée à tout ce qui m’arrive. Des terroristes balancent des camions bourrés d’explosifs sur des écoles, d’autres placent des bombes à fragmentation dans des aéroports, je me sens une étrange connivence avec eux. Mais au lieu de faire ça, je me fais avoir. Chaque fois, je joue leur jeu. Une annonce ? Je réponds. Des épreuves ? Je passe les épreuves. Des entretiens ? Je viens aux entretiens. Il faut attendre ? J’attends. Il faut revenir ? Je reviens. Je suis conciliant. Avec des types comme moi, le système a l’éternité devant lui.
Me voici dans le métro, totalement abattu. C’est la fin d’après-midi, les rames sont plus chargées. D’habitude, je remonte la station en longeant les distributeurs automatiques. Je ne sais pas pourquoi, cette fois, je marche sur l’autre bord du quai, sur la bande blanche qu’on ne doit pas dépasser sans risquer de se faire happer par le train qui arrive. Je suis comme ivre, la tête me tourne. Soudain, un énorme souffle sur ma gauche. Je n’ai pas senti, pas entendu le train entrer en gare. Il m’a longé de tous ses wagons, à quelques centimètres. Personne n’a fait un geste dans ma direction. De toute manière, ici, tout le monde vit dangereusement. Mon téléphone vibre dans ma poche. C’est Nicole qui m’appelle pour la troisième fois. Elle veut avoir des nouvelles, mais je n’ai pas suffisamment de force pour lui répondre. Je passe une heure sur un banc de la station, à lorgner des milliers de voyageurs qui s’entassent pour rentrer chez eux. Je me décide enfin à monter dans une rame.
Un homme, assez jeune, entre juste derrière moi, mais il reste debout au bout du wagon. Dès le départ de la rame, il se met à hurler pour couvrir le bruit du train qui siffle dans les virages. Il récite son histoire à une telle vitesse que n’émergent plus que certains mots. On entend « hôtel », « travail », « maladie », il sent l’alcool, il parle de tickets restaurant, de tickets de métro, il dit qu’il veut du travail mais que le travail ne veut pas de lui, et d’autres mots encore émergent à la surface de son discours précipité : il a des enfants, il n’est « pas un mendiant ». Les voyageurs observent fixement leurs chaussures ou s’immergent soudain dans leur journal gratuit quand il passe devant eux en tendant un gobelet en polystyrène à l’enseigne de Starbucks Coffee. Puis il quitte le wagon pour monter dans le suivant.
Sa prestation me donne à penser. Parfois on donne, parfois on ne donne pas. Parmi tous les SDF, on donne à ceux qui nous touchent le plus, à ceux qui trouvent les mots capables de nous remuer. La conclusion me frappe de plein fouet : finalement, même chez les exclus, ceux qui survivent sont les plus performants, parce qu’ils parviennent à trancher sur la concurrence. Si je termine SDF, je ne suis pas du tout certain d’être de ceux qui arrivent à subsister, comme Charles.
Le soir à la maison, je suis censé être très fatigué parce que, levé à 4 heures, j’ai fait ma matinée aux Messageries avant d’aller passer le test de BLC–Consulting. En fait, je ne l’ai pas dit à Nicole, mais aux Messageries, je ne vais pas y aller de sitôt. Le lundi qui a suivi le coup de boule à Mehmet et mes deux jours d’arrêt de travail, j’ai été accueilli par une lettre « remise en main propre contre signature ». Je suis viré. C’est une tuile parce que cet argent, on en a rudement besoin.
J’ai filé aussitôt au Pôle emploi pour voir si mon conseiller avait quelque chose dans mes cordes. Normalement, je relève de l’APEC, l’Agence pour les cadres, mais elle ne propose pas de petits boulots. Je préfère la section des employés et ouvriers. C’est deux crans en dessous, et du coup, on a un peu plus de chance de survivre.
Comme je n’ai pas de rendez-vous, il me reçoit dans le sas situé entre la salle d’attente et les box qui servent de bureau. Je lui explique simplement que les Messageries n’ont plus besoin de moi.
— Ils ne m’ont pas appelé, me dit-il, surpris.
Il a l’âge d’être mon fils, mais vraiment je n’aimerais pas. Il est gentil avec moi comme si j’étais son père.
— Ils vont vous appeler. En attendant, vous n’auriez pas quelque chose pour moi rapidement ?
Il me désigne les panneaux des petites annonces.
— Tout est là. En ce moment, on n’a quasiment rien.
Si j’avais un CAP de cariste ou un BEP de cuisinier, j’aurais moins de mal à me maintenir à flot. Je dois chercher parmi les emplois non qualifiés, mais là, c’est ma sciatique qui me disqualifie pour les rares offres. En repartant, je lui adresse un petit signe à travers la vitre de son bureau. Il est en entretien avec une fille d’une vingtaine d’années. En réponse, il me regarde, un peu gêné, comme s’il me connaissait vaguement et qu’il avait du mal à me reconnaître.
Le lendemain, je reçois une lettre recommandée de l’avocat des Messageries. J’ai étudié les textes pour comprendre cette affaire et il n’y a rien de compliqué : j’ai frappé mon chef qui nie m’avoir botté le cul. Il dit qu’il est passé tout près de moi, qu’il m’a frôlé. Être viré n’est pas le plus grave : je vais surtout me retrouver au tribunal pour violence volontaire. Mehmet a un certificat en béton qui détaille des douleurs gravement invalidantes et les éventuelles séquelles que l’on peut craindre. On évoque ses difficultés d’équilibre et d’orientation et un choc post-traumatique grave dont il est difficile d’évaluer les répercussions.
Il réclame 5 000 euros de dommages-intérêts.
À près de soixante ans, je me suis fait botter le cul par un caporal-chef, mais il paraît que j’ai porté « gravement atteinte au principe de la hiérarchie dans l’entreprise ». Rien que ça. J’ai ébranlé l’ordre social. De leur côté, les Messageries demandent 20 000 euros de dommages-intérêts. Cinquante mois du salaire que je ne perçois plus.