Il avait beau n’avoir jamais vu un homme de la galaxie, il ne cessait de se retourner avec effroi dans la crainte d’en rencontrer un. Mis au pied du mur, il aurait été bien incapable de dire comment il reconnaîtrait un Etranger d’un Terrien mais il était intimement convaincu qu’il y avait une différence.
Il jeta un coup d’œil derrière lui en pénétrant dans l’Institut. Sa biroue était rangée sur une esplanade avec, en évidence, un ticket de stationnement de six heures. Cette extravagance somptuaire était-elle de nature à faire naître des soupçons ? Ici, tout lui faisait peur. Il y avait des yeux et des oreilles partout.
Si seulement l’Etranger pouvait se rappeler qu’il lui fallait rester tapi au fond du compartiment arrière ! Il avait secoué la tête avec force, mais avait-il compris ? Brusquement, Arbin eut envie de s’envoyer des coups de pied. Pourquoi s’était-il laissé convaincre par Grew de se lancer dans cette folle entreprise ?
La porte s’ouvrit et une voix retentit, interrompant ses réflexions :
— Que voulez-vous ?
Le ton était impatient. Peut-être la question lui avait-elle déjà été posée plusieurs fois.
Il répondit d’une voix rauque :
— C’est ici qu’il faut s’adresser pour passer à l’amplificateur synaptique ?
Les mots avaient du mal à passer. Il avait la gorge sèche comme du buvard.
La réceptionniste lui décocha un regard aigu.
— Signez là.
Arbin mit ses mains derrière le dos et répéta :
— Où dois-je m’adresser pour l’amplificateur synaptique ?
Grew lui avait appris le vocable mais cela sonnait drôlement. Comme du charabia.
Je ne peux rien faire pour vous si vous ne signez pas le registre des visiteurs, rétorqua fraîchement l’hôtesse d’accueil. C’est le règlement.
Sans un mot, Arbin fit demi-tour. La jeune femme serra les lèvres et appuya sur la touche signal encastrée dans son fauteuil.
Arbin s’efforçait désespérément, mais sans succès, il en était persuadé, de ne pas se faire remarquer. La fille le scrutait. Elle se souviendrait encore de lui dans cent ans ! Il n’avait qu’un désir : se mettre à courir, rejoindre sa voiture, rentrer à la ferme…
Une personne en blouse de laboratoire sortit précipitamment d’une autre pièce et la réceptionniste désigna Arbin du doigt :
— Un volontaire pour l’amplificateur synaptique, mademoiselle Shekt, dit-elle. Il n’a pas voulu me donner son nom.
Arbin leva les yeux. C’était une autre fille. Jeune. Cela le déconcerta.
— C’est vous qui vous occupez de cette machine, mademoiselle ? s’enquit-il.
— Non, en aucune façon.
Devant son sourire chaleureux, l’inquiétude d’Arbin reflua quelque peu.
— Mais je peux vous conduire auprès de la personne responsable, reprit-elle. Vous êtes vraiment volontaire ?
— Je veux seulement voir le responsable, rétorqua-t-il avec obstination.
— Parfait.
Elle ne paraissait nullement vexée de cette rebuffade. Elle rentra dans la pièce d’où elle avait émergé et, après une courte attente, réapparut et fit signe à Arbin de la rejoindre.
Il la suivit, le cœur battant, dans une petite antichambre.
— Si vous voulez bien patienter un moment, le Dr Shekt vous recevra dans une demi-heure ou même moins. Il est très occupé pour l’instant. Désirez-vous quelques filmolivres et un lecteur pour passer le temps ?
Arbin fit non de la tête. Les quatre murs semblaient vouloir se rabattre sur lui. Il était raide comme un piquet. Etait-il tombé dans un piège ? Les Anciens allaient-ils venir le chercher ?
Ce fut l’attente la plus longue qu’il eût connue de sa vie.
Le seigneur Ennius, procurateur de la Terre, n’avait pas éprouvé les mêmes difficultés pour rencontrer le Dr Shekt, encore qu’il eût ressenti des émotions comparables à celles d’Arbin. Il était en fonction depuis quatre ans et, pourtant, une visite à Chica était encore un événement. Représentant direct du lointain empereur, il était légitimement l’égal des vice-rois qui régnaient sur les gigantesques secteurs galactiques englobant des centaines de parsecs cubes d’espace, mais en réalité, un tel poste équivalait quasiment à un exil.
Prisonnier comme il l’était de la désolation stérile de l’Himalaya, englué dans les querelles non moins stériles dressant une population qui le détestait contre l’empire qu’il incarnait, un simple voyage à Chica était déjà pour lui une évasion. De telles évasions étaient, certes, de courte durée. Forcément, puisqu’il était alors indispensable de porter constamment des vêtements imprégnés de plomb, même pour dormir, et d’absorber continuellement de la métaboline.
Et c’était précisément de ce produit qu’il parlait avec amertume à Shekt :
— La métaboline, lui disait-il en lui agitant la pilule vermillon sous le nez, la métaboline est peut-être le parfait symbole de tout ce que votre planète signifie à mes yeux, mon ami. Son rôle est d’accélérer tous mes processus métaboliques pendant je suis immergé dans le nuage radio-actif qui nous enveloppe et dont vous n’avez même pas conscience. (Il goba la pilule.) Et voilà ! Maintenant, mon cœur va battre plus vite, mes poumons vont prendre le pas de charge et mon foie va mijoter dans ce bouillon de synthèses chimiques qui, aux dires des médecins, font de lui l’usine la plus importante du corps. Après cela, je serai harcelé par la migraine et abattu. Le Dr Shekt l’écoutait, non sans un certain amusement. Il donnait l’impression d’être myope, non qu’il portât des lunettes ou souffrît de la moindre infirmité, mais pour la simple raison qu’une longue habitude le faisait inconsciemment regarder les choses de près et peser scrupuleusement toutes les données avant de dire quoi que ce soit. D’un âge respectable, il était grand, maigre et légèrement voûté.
Mais il avait une connaissance étendue de la culture galactique et était relativement dégagé de l’hostilité et de la méfiance universelle qui rendaient le Terrien moyen tellement rebutant, même pour un Impérial d’esprit aussi cosmopolite qu’Ennius.
— Je suis sûr que vous n’avez pas besoin de ces pilules, dit-il. La métaboline n’est qu’une de vos superstitions et vous le savez. Si je vous la remplaçais à votre insu par des pilules de sucre, vous ne vous en porteriez pas plus mal. Et le plus grave est que vous auriez ensuite les mêmes migraines psychosomatiques.
— Vous dites cela parce que vous êtes tout à fait à votre aise dans votre environnement. Nierez-vous que votre métabolisme basal soit plus élevé que le mien ?
— Bien sûr que non, mais quelle importance ? Je sais que l’empire croit superstitieusement que les hommes de la Terre sont différents des autres êtres humains. Toutefois, pour ce qui est de l’essentiel, il n’en est rien. Mais peut-être est-ce en missionnaire des antiterrestres que vous êtes venu ?
Par la vie de l’empereur, les meilleurs missionnaires sont vos propres compatriotes, soupira Ennius. En menant la vie qu’ils mènent, claustrés sur leur planète empoisonnée à couver leur hargne, que sont-ils sinon un ulcère perpétuel rongeant la galaxie ? Je parle sérieusement, Shekt. Quelle planète a-t-elle ritualisé à un tel point l’existence quotidienne et met-elle autant de rage masochiste à se cramponner à ses rites ? Pas un jour ne se passe sans que je reçoive une délégation de tel ou tel de vos corps constitués, venant réclamer la mort d’un pauvre diable dont le seul crime est d’être entré dans un territoire interdit, de s’être soustrait à la loi sexagésimale, voire d’avoir simplement mangé plus que sa ration.
— Oui, mais vous prononcez toujours la peine capitale. Apparemment, vos scrupules idéalistes capitulent dès qu’il s’agit de résister.