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Jamais un homme n’est plus perdu que lorsqu’il erre, égaré, à travers les immenses corridors enchevêtrés de son esprit solitaire où personne ne peut l’atteindre ni le sauver. Nul homme n’est aussi impuissant que celui dont les souvenirs sont défaillants.

Pola s’amusait à lui enseigner des mots et l’aisance avec laquelle il les comprenait et les retenait n’étonnait aucunement Schwartz. Autrefois, sa mémoire était fidèle. Ce souvenir-là, au moins, semblait être exact. Au bout de deux jours, il saisissait des phrases simples. Au bout de trois, il parvenait à se faire comprendre.

Mais le troisième jour, justement, il se produisit un événement stupéfiant. Shekt lui apprenait les chiffres et lui faisait résoudre des problèmes. Il était muni d’un chronomètre et notait les temps de réponse à l’aide d’un stylet. Soudain, après lui avoir expliqué le terme de « logarithme », il lui demanda quel était le logarithme de 2.

Schwartz choisi soigneusement ses mots et souligna sa réponse de gestes :

— Je… pas… dire. Réponse… pas … nombre.

Shekt hocha la tête avec enthousiasme et renchérit :

— Pas un nombre. Pas ceci, pas cela. Partie de ceci, partie de cela.

Schwartz comprit parfaitement. C’était la confirmation de sa réponse : il ne s’agissait pas d’un nombre entier mais d’un nombre fractionnaire. Aussi enchaîna-t-il :

— Zéro virgule trois zéro un zéro trois… et … d’autres … chiffres.

— Cela suffit.

Et ce fut à ce moment que Schwartz eut un sursaut de surprise. Comment connaissait-il la réponse ? Il était certain de n’avoir jamais entendu parler de logarithmes auparavant. Néanmoins, la question à peine posée, son esprit y avait répondu. Il n’avait aucune idée du mécanisme qui avait abouti à ce calcul. C’était comme si son cerveau était une entité indépendante dont lui-même n’était que le porte-parole.

A moins qu’il n’eût été mathématicien avant son amnésie ?

Cette claustration lui était suprêmement intolérable. Il éprouvait le besoin de plus en plus impératif de s’aventurer à l’extérieur pour essayer d’élucider le mystère. Jamais il n’y parviendrait dans cette chambre, cette prison où il n’était rien d’autre qu’un (la pensée jaillit brusquement en lui) un sujet d’expérience médicale.

La chance lui sourit le sixième jour de sa captivité. Les autres commençaient à avoir trop confiance en lui et, cette fois, Shekt ne referma pas la porte en sortant. En général, on ne distinguait même pas de fissure entre elle et le mur. Or, il y avait maintenant une fente d’un demi-centimètre.

Il attendit pour être sûr que le docteur ne reviendrait pas au bout de quelques instants, puis posa lentement la main devant la petite lumière scintillante comme il avait vu si souvent Shekt et Pola le faire. La porte coulissa sans bruit. Le couloir était vide.

Et c’est ainsi que Schwartz s’évada ».

Comment aurait-il pu deviner que, tout au long de ces six jours, les agents de la Société des Anciens surveillaient l’hôpital, surveillaient sa chambre, le surveillaient lui-même ?

6. APPRÉHENSIONS DANS LA NUIT

La résidence du procurateur était rien de moins que féerique, la nuit. Les fleurs nocturnes (aucune n’était terrestre) s’ouvraient et l’arôme délicat de leurs guirlandes, festons de larges et blanches corolles, caressait les murs même du palais. Sous la lumière polarisée de la lune, les fils de silicate artificiel incorporés à l’alliage d’aluminium de l’édifice givraient de leur scintillement vaguement violet l’éclat métallique des surfaces.

Ennius regardait les étoiles. Elles étaient pour lui la véritable beauté, car elles étaient l’empire.

Le ciel de la Terre était de type intermédiaire. Il n’avait pas l’insoutenable somptuosité des cieux des mondes centraux où le pullulement des astres était si aveuglant que les ténèbres de la nuit capitulaient presque, écrasées par leur flamboiement. Il ne possédait pas non plus la grandiose solitude des cieux de la périphérie dont la noirceur sans faille n’était rompue que de loin en loin par l’éclat diffus d’une étoile orpheline et que barrait la tache lenticulaire laiteuse de la galaxie, poussière de diamants où se perdaient les soleils.

Sur la Terre, deux mille étoiles étaient visibles. Ennius distinguait Sirius autour duquel tournoyaient les dix planètes les plus peuplées de l’empire. Il distinguait aussi Arcturus, capitale du secteur où il était né. Le soleil de Trantor, capitale de l’empire, brillait quelque part dans la Voie lactée. Même au télescope, il se confondait avec la luminosité d’ensemble de celle-ci.

Une main se posa sur l’épaule du procurateur, qui la recouvrit de la sienne.

— Flora ? demanda-t-il à voix basse.

— Qui veux-tu que ce soit d’autre ? répondit sa femme d’une voix où perçait l’amusement. Sais-tu que tu n’as pas fermé l’œil depuis que tu es rentré de Chica ? Et sais-tu aussi que le jour va bientôt se lever ? Veux-tu que je te fasse apporter ton petit déjeuner ici ?

— Pourquoi pas ? (Il sourit tendrement à Flora et tâtonna à la recherche de la bouclette qui caressait sa joue et sur laquelle il tira.) Mais faut-il que tu veilles avec moi et que s’assombrissent les yeux les plus ravissants de la galaxie ?

— Elle dégagea ses cheveux. Tu me la bailles belle ! Ce n’est pas la première fois que je te vois dans cet état et je ne suis pas dupe. Qu’est-ce qui te tourmente ainsi, mon chéri ?

— Ce qui ne cesse de me tourmenter. Je me ronge à l’idée que je t’oblige à moisir dans ce trou alors que ta grâce pourrait être le fleuron de n’importe quelle cour vice-royale de la galaxie.

— Il n’y a pas que cela. Allons, Ennius, ne me raconte pas d’histoires !

Il secoua la tête.

— Je ne sais pas. Je pense que c’est une accumulation de petites choses bizarres qui finissent par me troubler. Il y a Shekt et son amplificateur synaptique. Il y a cet archéologue, Arvardan, et ses théories : Et encore d’autres choses. Oh ! A quoi bon, Flora ? Je ne fais rien de valable ici.

— Cette heure matinale est assurément mal choisie pour mettre ton moral à l’épreuve.

— Ah ! ces Terriens ! poursuivit le procurateur, les dents serrées. Pourquoi cette poignée de créatures pose-t-elle tant de problèmes à l’empire ? Te rappelles-tu ce que m’a dit mon prédécesseur, le vieux Faroul, quand j’ai été nommé ? Il avait raison de me mettre en garde. Et il n’a même pas été assez loin. A l’époque, j’ai ri de ses avertissements, j’ai cru qu’il était simplement atteint de sénilité. J’étais jeune, dynamique, entreprenant. J’étais convaincu que je ferais mieux que lui… (Il se tut, perdu dans ses pensées intimes, avant d’enchaîner, sautant du coq à l’âne :) Et pourtant, de nombreux indices sans liens apparents semblent montrer que les Terriens recommencent à rêver de révolte. (Il plongea son regard dans celui de Flora.) Sais-tu ce que professe la doctrine de la Société des Anciens ? Que la Terre fut autrefois le berceau unique de l’humanité, qu’elle est le centre légitime de la race humaine, le seul représentant authentique de l’Homme ?

— C’est ce qu’Arvardan nous a raconté, l’autre soir, non ?

— Dans ces cas-là, il valait toujours mieux laisser son mari s’épancher jusqu’au bout. Oui, fit Ennius, lugubre. Mais il ne parlait que du passé. La Société des Anciens pense aussi au futur. Elle annonce que la Terre redeviendra le lieu géométrique de la race humaine. Elle va même jusqu’à proclamer que le second règne mythique est proche, que l’empire sera détruit au cours d’une catastrophe générale d’où la Terre sortira triomphante dans toute sa gloire originelle… ce monde rétrograde, barbare, au sol pourri. (Sa voix tremblait.) A trois reprises, les mêmes insanités ont déclenché le soulèvement et le bain de sang qui s’ensuivit n’a jamais ébranlé cette croyance.