— Les hommes de la Terre ne sont que des créatures misérables. Que leur resterait-il s’il n’y avait leur foi ? Tout, en dehors de cela, leur a été arraché – un monde décent, une vie décente. Ils ne sont même pas acceptés sur un pied d’égalité par la galaxie. Alors, ils se réfugient dans leurs rêves. Peux-tu le leur reprocher ?
— Parfaitement ! rétorqua Ennius avec véhémence. Ils feraient mieux d’abandonner leurs rêves et de se battre pour l’assimilation. Ils ne nient pas qu’ils sont différents mais ils veulent remplacer le signe moins par le signe plus. On ne peut quand même pas espérer que la galaxie les laisse faire. Qu’ils renoncent à leur esprit de clan, à leurs Coutumes périmées et scandaleuses ! Qu’ils soient des hommes et ils seront considérés comme des hommes. Qu’ils soient terriens et ils seront considérés comme tels. Mais oublions cela. Tiens !… Que se passe-t-il avec cet amplificateur synaptique ? Voilà une des petites choses qui m’empêchent de dormir.
Le front plissé, Ennius s’abîma dans la contemplation du ciel noir dont le poli commençait à devenir plus mat, à l’est.
— L’amplificateur ? Mais n’est-ce pas cet instrument dont le Dr Arvardan nous a parlé lors de ce dîner ? C’est à cause de cela que tu es allé à Chica ?
Il acquiesça.
— Et qu’as-tu découvert, là-bas ? insista Flora.
Rien de rien. Je connais Shekt. Et même bien. Je sais quand il est à l’aise et quand il ne l’est pas. Or, je peux te dire que, du début à la fin de notre conversation, il mourait de peur. Quand je suis parti, il était tellement soulagé qu’il en suait par tous les pores. Il y a là un mystère qui m’inquiète, Flora.
— Mais sa machine marchera-t-elle ?
— Je ne suis pas neurophysicien. Il prétend que non. Il m’a vidéophoné pour me dire qu’elle a failli tuer un volontaire, mais je n’en crois pas un mot. Il était surexcité. Plus encore : triomphant ! Le volontaire a survécu et l’expérience a réussi. Ou alors, c’est que je ne sais pas ce qu’est un homme heureux. Mais pourquoi m’a-t-il menti, à ton avis ? L’amplificateur est-il opérationnel ? Peut-il créer une race de génies ?
— Je ne vois pas pourquoi, dans ce cas, on garderait le secret.
— Cela saute pourtant aux yeux. Pourquoi les révoltes de la Terre ont-elles toutes fait fiasco ? Les probabilités d’échec sont écrasantes. Mais multiplie par deux le coefficient moyen d’intelligence des Terriens. Multiplie-le par trois. Quelles seraient alors leurs chances de réussite ?
— Oh, Ennius !
— Nous serions exactement comme des gorilles affrontant des êtres humains.
— Tu te bats contre des ombres. Ils seraient dans l’incapacité de cacher une chose pareille. Et tu auras toujours la possibilité de demander au bureau des provinces extérieures d’envoyer quelques psychologues qui se livreront à des sondages sur des échantillons de Terriens. Une augmentation anormale de leur quotient intellectuel se révélerait aussitôt.
— Oui, peut-être. Ou peut-être pas. Je ne suis sûr de rien, Flora, sauf qu’une révolte est inéluctable. Quelque chose comme le soulèvement de 750 sauf que ce sera sans doute pire.
— Sommes-nous prêts à y faire face ? Je veux dire que si tu en es vraiment aussi certain…
Prêts ? (Le rire d’Ennius avait tout de l’aboiement.) Moi, je suis prêt. La garnison est sur pied de guerre et il ne manque pas un bouton de guêtre. J’ai fait tout ce qu’il était possible de faire avec le matériel dont nous disposons. Mais je ne veux pas avoir une rébellion sur les bras, Flora. Je ne veux pas entrer dans l’histoire comme le « procurateur de la rébellion ». Je ne veux pas que mon nom soit associé à la répression et au massacre. Certes, je serais décoré mais, dans un siècle, les livres d’histoire me qualifieraient de tyran sanguinaire. Rappelle-toi le vice-roi de Santanni, au sixième siècle. Il y a eu des millions de victimes mais aurait-il pu agir autrement ? Il a été couvert d’honneurs, à l’époque, mais qui, aujourd’hui, dirait un mot en sa faveur ? Je préférerais, pour ma part, être celui qui a étouffé la révolte dans l’œuf et sauvé la vie inutile de vingt millions d’imbéciles.
On aurait dit un homme aux abois.
— Es-tu vraiment sûr que ce soit impossible, Ennius ? Même encore maintenant ?
Flora s’assit à côté de lui et, du bout du doigt, lui caressa le saillant de la mâchoire. Ennius la serra contre lui.
— Que puis-je faire ? Tout est contre moi. Le bureau des P.E. lui-même se précipite au secours des fanatiques en envoyant Arvardan sur la Terre.
— Je ne vois pas du tout cet archéologue jouer les traîtres. Je reconnais que ses propos ne tiennent guère debout mais quel mal peut-il faire ?
— C’est pourtant clair comme de l’eau de roche ! Il veut qu’on l’autorise à démontrer que la Terre est le berceau originel de l’humanité. Son but est d’apporter la caution de la science à la subversion.
— Eh bien, tu n’as qu’à l’en empêcher.
Je ne vois pas du tout cet archéologue jouer les calment, les vice-rois peuvent faire n’importe quoi. L’ennui, c’est que, dans la pratique, il n’en est rien. Arvardan a une lettre patente du bureau des provinces extérieures, approuvée par l’empereur. Aussi, je n’ai plus rien à dire. Je ne peux rien faire sans en appeler d’abord au Conseil central, ce qui prendrait des mois. Et quelles raisons donner ? D’un autre côté, si j’essayais de l’arrêter par la force, ce serait un acte d’insubordination, et tu sais avec quelle facilité le Conseil central révoque les fonctionnaires quand il estime qu’ils n’en font qu’à leur tête. C’est comme cela depuis la guerre civile des années 80. Et que se passerait-il alors ? Je serais remplacé par quelqu’un qui ignorerait tout de la situation, et Arvardan aurait les mains libres. Mais ce n’est pas, encore le plus grave, Flora. Sais-tu comment il entend démontrer l’ancienneté de la Terre ? Devine un peu.
L’épouse du procurateur éclata d’un rire léger.
— Tu te moques de moi, Ennius. Comment veux-tu que je devine ? Je suppose qu’il cherchera à déterrer de vieilles statues ou des ossements, pour les dater en fonction de leur radio-activité… ou quelque chose d’approchant.
— Comme je le souhaiterais ! Arvardan m’a fait part de ses intentions, hier. Il entend pénétrer à l’intérieur des zones radio-actives de la Terre, y recueillir des objets de fabrication humaine, prouver qu’ils remontent à une époque reculée où le sol de la planète n’était pas encore devenu radio-actif— puisque, selon lui, c’est l’homme qui l’a rendu radio-actif— et les dater de cette manière.
— C’est à peu près ce que j’ai dit.
— Sais-tu ce que cela signifie de pénétrer dans les zones radio-actives ? Elles sont interdites d’accès. C’est là une des Coutumes les plus draconiennes des Terriens. Personne n’a le droit d’entrer dans les zones interdites et toutes les zones radio-actives sont interdites.
— Mais c’est parfait ! Ce seront les Terriens eux-mêmes qui arrêteront Arvardan.
— Mais voyons ! Il sera arrêté par le haut ministre en personne ! Veux-tu m’expliquer comment nous arriverons alors à convaincre ce personnage qu’il ne s’agissait pas d’un projet soutenu par le gouvernement ? Que l’empire ne s’est pas fait complice d’un sacrilège délibéré ?
— Le haut ministre n’est quand même pas chatouilleux à ce point-là !
— Crois-tu ?
Ennius se renversa sur son siège et dévisagea sa femme. Elle était à peine visible dans la nuit qui s’ardoisait.