Il n’avait pas remarqué non plus le petit bonhomme maigre qui était toujours resté à peu de distance de lui depuis qu’il avait quitté l’Institut.
Après avoir pris une douche et s’être changé, Bel Arvardan ne perdit pas de temps à mettre à exécution son projet, à savoir l’observation de l’animal humain, sous-espèce terrestre, dans son habitat originel. Il faisait doux, il soufflait une brise légère et fraîche, le village – pardon, la ville – était lumineux, tranquille et propre.
Ce n’était pas si mal que cela.
D’abord, Chica, le plus vaste rassemblement de Terriens de la planète. Ensuite, Washenn, la capitale locale. Senloo. Senfran. Bonair… L’itinéraire qu’il avait concocté sillonnait tout le continent occidental où vivait la quasi-totalité de la population clairsemée de la Terre. En passant deux ou trois jours dans chacune de ces agglomérations, il serait de retour à Chica à temps pour accueillir le navire de l’expédition. Ce serait une excursion instructive.
A l’heure où le jour commençait à décliner, Arvardan entra dans un autalim et, tout en se restaurant, il suivit le petit drame qui se jouait entre les deux Terriens arrivés un peu après lui et le vieil homme ventripotent qui avait surgi en dernier. Mais c’était avec détachement et désinvolture qu’il assistait à la scène, n’y voyant qu’un élément à noter pour compenser la pénible expérience qu’il avait connue dans le jet. Les deux consommateurs étaient manifestement des chauffeurs d’aérotaxi. Ils n’étaient pas riches et, pourtant, ils se montraient charitables.
Le mendiant sortit et, deux minutes plus tard, l’archéologue en fit autant.
Il y avait nettement plus de monde dans les rues. La journée de travail approchait de son terme.
Arvardan dut soudain faire un écart pour ne pas heurter une jeune fille.
— Pardonnez-moi, dit-il.
Sa tenue blanche était visiblement un uniforme et elle semblait n’avoir même pas remarqué qu’il avait failli la bousculer. Son expression anxieuse, la façon qu’elle avait de tourner vivement la tête dans tous les sens, son air préoccupé… il n’y avait pas à s’y méprendre. Arvardan lui tapota doucement l’épaule.
— Puis-je vous aider, mademoiselle ? Avez-vous des ennuis ?
Elle se retourna, surprise, et le dévisagea. Elle avait entre dix-neuf et vingt-deux ans à vue de nez, les cheveux châtains et les yeux noirs, les pommettes haut placées, le menton petit, la taille fine et son maintien était gracieux. Et Bel Arvardan se rendit brusquement compte que l’idée que ce petit brin de femme était une Terrienne ajoutait une sorte de piment pervers à ses attraits. Mais elle continuait de le regarder en écarquillant les yeux et, au moment où elle ouvrit la bouche pour répondre, quelque chose parut se casser en elle.
— Oh ! c’est inutile. Ne vous inquiétez pas de moi. Il est stupide d’espérer trouver quelqu’un quand on n’a pas la moindre idée de la direction qu’il a prise.
Sous l’effet du découragement, ses épaules s’affaissèrent. Elle avait les larmes aux yeux. Mais elle redressa les épaules et respira à fond.
— Avez-vous vu un homme dodu, taille un mètre soixante environ, vêtements vert et blanc, tête nue, plutôt chauve ?
Arvardan la considéra avec stupéfaction.
— Comment ? Habillé en vert et blanc ? Oh ! je ne crois pas que ce… Dites-moi, l’homme dont vous parlez s’exprime-t-il avec difficulté ?
— Oui ! Oh oui ! Vous l’avez donc vu ?
— Il n’y a pas cinq minutes, il était là, en train de manger avec deux hommes… Justement, les voilà… Hé ! vous autres ! appela-t-il en leur faisant signe d’approcher.
Granz arriva le premier.
— Taxi, monsieur ?
— Non, mais si vous racontez à cette jeune demoiselle ce qu’est devenue la personne avec qui vous avez dîné, vous recevrez quand même le prix de la course.
— Je ne demanderais pas mieux que de vous aider, mais je ne l’avais jamais vu de ma vie, répondit Granz sur un ton chagrin.
Arvardan se tourna vers la jeune fille.
— En tout cas, il n’est pas allé dans la direction d’où vous veniez, sinon vous l’auriez rencontré. Et il ne peut pas être bien loin. Je vous propose d’avancer un peu vers le nord. Si je le vois, je le reconnaîtrai.
Il avait parlé sans réfléchir, bien que, d’ordinaire, il ne fût pas un impulsif. Et il s’aperçut qu’il souriait à son interlocutrice.
— Qu’est-ce qu’il a fait, madame ? s’enquit subitement Granz. Il n’a pas enfreint les Coutumes, j’espère ? Non, non, se hâta-t-elle de répondre. Il est seulement un peu malade ; c’est tout.
Messter suivit des yeux le couple qui s’éloignait.
— Un peu malade ? (Il repoussa sa casquette en arrière et se tirailla le menton en faisant grise mine.) Qu’est-ce que tu penses de ça, toi ? Un peu malade…
Et il décocha un coup d’œil en biais à son collègue.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demanda Granz, mal à l’aise.
— Quelque chose qui me rend malade, moi ! Sûr que ce type sortait tout droit de l’hôpital. C’était une infirmière, la fille qui le cherchait. Et une infirmière tout ce qu’il y a d’inquiète. Pourquoi aurait-elle été inquiète s’il était seulement un peu malade ? Il était presque incapable de parler et il ne comprenait quasiment rien à ce qu’on lui disait. Tu l’as remarqué, pas vrai ?
Une lueur d’affolement s’alluma dans les yeux de Granz.
— Tu ne penses quand même pas qu’il avait la Fièvre ?
— Je suis sûr et certain que c’est la Fièvre des Radiations ! Et il est en crise aiguë. En plus, il était à quelques centimètres de nous. Il n’est jamais recommandé…
Un petit homme maigre les avait rejoints, un gringalet aux yeux vifs et perçants, à la voix gazouillante, qui paraissait avoir surgi du vide :
— Qu’est-ce à dire, messieurs ? Qui a la Fièvre des Radiations ?
Les deux chauffeurs le dévisagèrent sans aménité.
— Qui êtes-vous ?
— Vous voulez le savoir ? Eh bien, apprenez que je suis un messager de la Confrérie. (Il retourna son revers auquel était fixé un insigne luminescent.) Et maintenant, au nom de la Société des Anciens, je vous prie de vous expliquer sur cette histoire de Fièvre.
— Je ne sais rien, moi, dit Messter d’une voix soumise et maussade. Il y a une infirmière qui cherche quelqu’un qui est malade et je me demandais si c’était la Fièvre des Radiations. Ce n’est pas contre les Coutumes, n’est-ce pas ?
C’est à moi qu’il fait la leçon sur les Coutumes ! Vous feriez mieux de vous rendre à vos affaires et de me laisser m’occuper des Coutumes, moi.
Le petit homme se frotta les mains, jeta un regard rapide autour de lui et s’éloigna d’un pas pressé en direction du nord.
— Le voilà !
Pola étreignit convulsivement le coude de son compagnon. Cela s’était fait rapidement, facilement et tout à fait par hasard. Schwartz venait de se matérialiser dans l’encadrement de la porte principale du magasin libre-service qui se trouvait à moins de trois blocs de l’autalim.
— Je le vois, murmura Arvardan. Restez derrière et laissez-moi le rattraper. S’il vous aperçoit et plonge dans la foule, nous ne le retrouverons jamais.
Ils emboîtèrent avec précaution le pas au fugitif. C’était comme une poursuite dans un cauchemar. La masse humaine qui remplissait le magasin était une étendue de sables mouvants qui pouvaient engloutir rapidement – ou lentement – leur proie, la cacher irrévocablement, la recracher à l’improviste, dresser des obstacles insurmontables. On l’aurait presque crue dotée d’une conscience, d’un esprit malveillant.
Enfin, Arvardan contourna avec circonspection un comptoir, jouant avec Schwartz comme si celui-ci était ferré au bout d’une ligne. Il allongea le bras et sa main massive se referma sur l’épaule de l’évadé de l’hôpital.