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Quelques heures plus tard, le couple se préparait sans hâte à se coucher.

— Arbin ! dit Loa.

— Quoi ?

— Tu crois que ce n’est pas risqué ?

— Risqué ?

Il feignit de ne pas comprendre.

— Je veux dire d’héberger cet homme. Qui est-ce ?

— Comment veux-tu que je le sache ? répondit-il avec irritation. Après tout, on ne peut pas refuser de donner asile à quelqu’un qui est malade. Demain, s’il n’a pas de pièces d’identité, j’avertirai la commission générale de sécurité et tout sera réglé.

Il se détourna, visiblement désireux de mettre un terme à la conversation. Mais la voix inquiète et pressante de Loa brisa le silence retombé :

— Tu ne crois pas que c’est peut-être un agent de la Société des Anciens ? C’est qu’il y a Grew, n’est-ce pas ?

— A cause de ce que ton père a dit ce soir ? Tu déraisonnes complètement ! Je ne veux même pas en discuter.

— Ce n’est pas à cela que je fais allusion et tu le sais très bien. Le fait est là : nous gardons Grew illégalement depuis bientôt deux ans, et tu n’ignores pas que nous violons ainsi la Coutume quasiment la plus importante.

— On ne fait tort à personne. Est-ce que nous ne remplissons pas notre quota bien qu’il ait été fixé sur la base de trois… de trois travailleurs ? Nous ne le laissons même pas mettre le nez dehors.

— Ils pourraient repérer son fauteuil. Tu as été forcé d’acheter le moteur et les pièces à l’extérieur.

— Tu ne vas pas recommencer ! Je t’ai expliqué je ne sais combien de fois que je n’ai acheté que des équipements de cuisine standards pour ce fauteuil. D’ailleurs, il est extravagant de voir dans ce type un agent de la Confrérie. Tu t’imagines qu’ils auraient recours à un stratagème aussi compliqué rien que pour un pauvre vieux cloué dans un fauteuil à roulettes ? Qu’est-ce qui les empêcherait de s’amener en plein jour avec un mandat de perquisition en bonne et due forme ? Réfléchis un peu, je t’en supplie !

— Si c’est ce que tu penses, Arbin (brusquement, les yeux de Loa brillaient d’excitation)… si c’est vraiment ce que tu penses… comme je l’espérais tellement… eh bien, c’est sûrement un Etranger. Il ne peut pas être un Terrien.

— Comment ça, il ne peut pas ? C’est encore plus ridicule. Pourquoi un homme de l’Empire serait-il venu ici, sur la Terre, alors qu’il aurait eu toutes les planètes à sa disposition ?

— Je ne sais pas. Si, je sais ! Peut-être qu’il a commis un crime là-bas. (L’hypothèse fantastique prit instantanément corps.) Pourquoi pas ? Ce serait logique. La Terre serait tout naturellement la planète qu’il aurait choisie. Qui aurait l’idée de le rechercher ici ?

— A condition que ce soit un Étranger… Quelle preuve as-tu qu’il en soit un ?

— Il ne parle pas notre langue, non ? Tu es bien forcé de l’admettre. As-tu compris un seul mot de ce qu’il a dit ? Donc, il vient certainement d’un coin éloigné de la galaxie où l’on emploie un dialecte inconnu. Il paraît que les gens de Fomalhaut sont pratiquement obligés d’apprendre une langue nouvelle pour se faire comprendre à la cour de l’Empereur, sur Trantor… Mais ne vois-tu pas tout ce que cela implique ? S’il n’est pas de la Terre, il n’est pas enregistré à la commission du recensement et il ne sera que trop heureux de couper à cette formalité. Nous pourrions le faire travailler à la ferme à la place de père et on serait à nouveau trois au lieu de deux. Trois qui devront fournir le quota de trois personnes à la saison prochaine. Il pourrait même nous donner d’ores et déjà un coup de main pour la moisson.

Elle scruta avec inquiétude la physionomie de son mari qui trahissait l’incertitude. Enfin, après avoir longuement médité, Arbin déclara :

— Allons-nous coucher, Loa. On reparlera de ça quand il fera jour et que nous aurons les idées plus claires.

Ils cessèrent de dialoguer à voix basse, éteignirent et le sommeil eut raison de toute la maisonnée.

Le lendemain matin, ce fut au tour de Grew d’étudier le problème. Arbin était plein d’espoir quand il lui posa la question. Il avait plus confiance en son beau-père qu’en lui-même.

— Tes soucis, Arbin, dit le vieil homme, viennent évidemment du fait que je suis enregistré comme travailleur et que, par conséquent, le quota à livrer est fixé en fonction de trois paires de bras. Je suis fatigué d’être une source d’ennuis pour vous. C’est la seconde année que je vis au delà de mon temps. Cela suffit.

— Ce n’est pas du tout la question, répliqua Arbin, embarrassé. Je n’ai jamais voulu sous-entendre que vous nous causiez des ennuis.

— D’ailleurs, quelle différence cela fait-il ? Le recensement aura lieu dans deux ans et, n’importe comment, je vous quitterai.

— Tu bénéficieras au moins de deux années supplémentaires pour lire tes livres et te reposer. Pourquoi t’en priverait-on ?

— Parce que c’est le sort commun. Sans compter qu’il y a vous deux. Quand ils viendront me chercher, ils vous emmèneront aussi, Loa et toi. Tu te figures que je suis homme à accepter de vivre quelques misérables années de mieux aux dépens de…

— Taisez-vous, Grew ! Pas de comédie ! Je vous ai répété cent fois que nous vous présenterons à la commission une semaine avant le recensement.

— Et le docteur n’y verra que du feu, je suppose ?

— Nous le soudoierons.

— Hem ! Et le nouveau, hein ? Ça fera deux délits au lieu d’un puisque vous le cacherez, lui aussi.

— On le lâchera dans la nature. Pourquoi se tracasser pour ça maintenant, par l’Espace ? Nous avons deux ans devant nous. Qu’allons-nous faire de lui ?

— Un étranger, murmura rêveusement Grew. Un étranger qui vient frapper à la porte. Il n’est de nulle part. Son langage est incompréhensible… Je ne sais que te conseiller.

— Il est doux et il a l’air de mourir de peur. Il ne peut nous faire aucun mal.

— Il a peur, tu dis ? Et si c’était un simple d’esprit ? Si son bredouillage n’était pas un jargon étranger mais un galimatias de fou ?

— Ça ne me paraît pas vraisemblable.

Mais Arbin s’agita sur son siège, mal à l’aise.

— Tu dis cela parce que tu veux l’utiliser. Eh bien, d’accord. Je vais t’expliquer ce qu’il faut faire. Tu vas le conduire en ville.

— A Chica ? s’exclama le fermier, horrifié. Ce serait le désastre.

— Pas du tout, répliqua Grew avec calme. L’ennui, chez toi, c’est que tu ne lis pas le journal. Moi, je le lis et c’est une chance pour la famille. Figure-toi que l’Institut de Recherches nucléaires a mis au point un appareil qui permet aux gens, à ce qu’on dit, d’apprendre plus vite. Il y avait toute une page consacrée à cette invention dans le supplément du dimanche. Et ils demandent des volontaires. Amène-leur ton bonhomme. Comme volontaire.

Arbin secoua énergiquement la tête.

— Vous êtes fou ! Ce n’est pas possible, Grew ! Pour commencer, ils lui demanderont son matricule. Ça les inciterait automatiquement à ouvrir une enquête parce qu’ils flaireraient du louche et ils apprendraient la vérité sur vous.

— Non. Tu te trompes dans les grandes largeurs, Arbin. Si l’Institut cherche des volontaires, c’est parce que la machine en est encore au stade expérimental. Elle a probablement tué quelques sujets et c’est pour cela que je suis sûr qu’ils ne poseront pas de questions. Et si ce type y passe, ce ne sera sans doute pas plus catastrophique pour lui que sa condition actuelle. Tiens, va me chercher le projecteur de lecture et règle-le sur la bobine 6. Et apporte-moi le journal dès qu’il s’éjectera, veux-tu ?

Il était plus de midi quand Schwartz se réveilla. Il éprouvait une souffrance sourde qui lui déchirait le cœur et se nourrissait de sa propre substance – la douleur de ne pas trouver sa femme à son côté en ouvrant les yeux, la douleur d’être exilé de son univers quotidien…