Cette souffrance, il l’avait déjà ressentie une fois et cette fugitive réminiscence lui remit en mémoire une scène oubliée qu’il revit dans toute sa précision. Il était adolescent… le village enneigé se tapissait sous le vent… le traîneau attendait… au bout du voyage, ce serait le train… et ensuite le grand bateau…
La nostalgie d’un monde familier dont il était frustré ramenait Joseph Schwartz à ce garçon de vingt ans qui émigrait alors en Amérique.
Cette souffrance était trop réelle. Il ne pouvait s’agir d’un rêve.
Il sursauta quand la lumière se mit à clignoter au-dessus de la porte et que s’éleva la voix de baryton de son hôte dont les paroles lui étaient incompréhensibles. Le battant s’ouvrit. C’était le petit déjeuner qu’on lui apportait – une bouillie farineuse qu’il n’identifiait pas mais dont le goût lui rappelait vaguement (mais en plus fin) la saveur du gruau et du lait.
— Merci, dit Schwartz avec un énergique hochement du menton.
Le fermier répondit quelque chose puis, saisissant la chemise que Schwartz avait accrochée au dossier de la chaise, il se mit en devoir de l’examiner avec attention dans tous les sens en s’intéressant tout particulièrement aux boutons. Il la remit à sa place et fit jouer la porte coulissante d’un placard. Pour la première fois, le visiteur, malgré lui, prit visuellement conscience de l’aspect chaud et laiteux des murs. « Plastique », murmura-t-il sur le ton péremptoire qu’emploient invariablement les profanes quand ils sortent ce vocable à tout faire. Il remarqua également que la pièce ne comportait ni coins ni angles. Toutes les surfaces se fondaient et s’intégraient en courbes douces.
Mais le fermier lui tendait des objets en faisant des gestes qui ne laissaient pas de place au doute : de toute évidence, il entendait que Schwartz fît sa toilette et s’habillât. Le tailleur obéit avec l’aide de son hôte. Toutefois, il n’y avait rien pour se raser et quand il se frotta le menton en une mimique expressive, il n’obtint en guise de réponse qu’un grognement inintelligible accompagné d’un regard où se lisait un dégoût manifeste. Il gratta les poils gris qui se hérissaient sur ses joues et poussa un bruyant soupir.
Puis l’autre le conduisit à un véhicule à deux roues, petit et allongé, et, toujours par gestes, lui ordonna d’y grimper.
Le sol glissait rapidement sous l’engin, la route déserte filait en arrière. Enfin, de scintillants édifices blancs et bas surgirent devant eux. Très loin. Schwartz distingua une eau bleue.
Il tendit vivement le bras. « Chicago ? »
C’était l’ultime étincelle d’espoir car, une chose était sûre : il n’avait jamais rien vu qui ressemblât à cette ville. Le fermier rie répondit rien.
Et la dernière étincelle d’espoir s’éteignit.
3. UN SEUL MONDE – OU BEAUCOUP ?
Après ses déclarations à la presse à propos de sa prochaine expédition sur la Terre, Bel Arvardan se sentait parfaitement en paix avec les cent millions de systèmes solaires constituant le tentaculaire empire galactique. Plus question d’être connu dans tel ou tel secteur. Que ses théories relatives à la Terre se révèlent exactes, et sa réputation serait assurée sur toutes les planètes habitées de la Voie lactée, sur chacune des planètes où l’Homme avait posé le pied au cours des centaines de milliers d’années de son expansion à travers l’espace.
Cette ascension vers le zénith de la renommée, cette conquête des cimes intellectuelles, pures et subtiles, de la science, si elles survenaient tôt dans sa carrière, avaient été ardues. Il avait à peine trente-cinq ans, mais ses travaux antérieurs avaient déjà été amplement controversés. Cela avait commencé par le séisme qui avait ébranlé l’université d’Arcturus quand, fait sans précédent dans les annales de cette institution, il avait reçu son diplôme d’archéologue à l’âge de vingt-trois ans. Ce séisme – qui, pour être immatériel n’en avait pas moins été réel – s’était manifesté par le refus du Journal de la Société d’ Archéologie Galactique de publier sa thèse. Cela ne s’était encore jamais produit auparavant. Et c’était aussi la première fois que cette revue professionnelle sérieuse et pondérée assortissait un refus de publication d’attendus formulés en termes d’une telle brutalité.
Aux yeux d’un profane, les raisons d’un pareil tollé contre un mémoire mince et aride intitulé De l’Antiquité des Objets façonnés du Secteur de Sirius et de Quelques Considérations Touchant à l’Application de l’Hypothèse du Rayonnement de l’Origine de l’Homme auxdits Objets pouvaient sembler mystérieuses. Le litige venait, cependant, de ce que Arvardan faisait d’emblée sienne une hypothèse jadis avancée par certains groupes mystiques plus préoccupés de métaphysique que d’archéologie, à savoir, que l’humanité était née sur une planète unique et avait progressivement rayonné dans toute la galaxie. Cette interprétation était le thème favori des écrivains de fiction à la mode et la bête noire de tous les archéologues respectables de l’empire.
Mais Arvardan se révéla être une force avec laquelle les plus respectables devaient compter : en moins de dix ans, en effet, il était devenu l’autorité reconnue en tout ce qui touchait les vestiges des cultures pré-impériales échoués sur les rives des bras morts stagnants de la galaxie.
C’est ainsi qu’il avait écrit une monographie sur la civilisation mécanique du secteur de Rigel où le développement de la robotique avait fait éclore une culture indépendante qui s’était maintenue pendant des siècles jusqu’à ce que la perfection même des esclaves de métal eût à tel point sapé l’initiative humaine que les puissantes escadres du seigneur de guerre Moray avaient remporté une victoire facile. L’archéologie orthodoxe soutenait, que les types humains avaient évolué de façon indépendante sur diverses planètes et citait l’existence de cultures atypiques, comme celle de Rigel, comme exemples de différences raciales que les mariages mixtes n’avaient pas encore gommées. Arvardan porta un coup décisif à cette doctrine en démontrant que la culture robotique de Rigel n’était que le résultat naturel du jeu des forces économiques et sociales à l’œuvre dans cette région à cette époque.
Il y avait aussi les mondes barbares d’Ophiuchus traditionnellement considérés par les orthodoxes comme des échantillons d’humanité primitive n’ayant pas encore atteint le stade du voyage interstellaire. Tous les manuels les présentaient comme la meilleure illustration de la théorie de la fusion : l’humanité était le sommet de l’évolution sur tous les mondes fondés sur une chimie eau-oxygène où la température et l’intensité de la pesanteur étaient incluses dans des limites données. Toutes les souches humaines indépendantes pouvaient se reproduire entre elles et la découverte du voyage interstellaire avait rendu ces métissages possibles.
Or, Arvardan exhuma les traces d’une civilisation antérieure à la barbarie d’Ophiuchus, vieille de dix mille ans, et apporta la preuve que les plus anciens documents faisaient état d’échanges interstellaires. Pour couronner le tout, il démontra de façon irréfutable que l’Homme était déjà civilisé quand il avait émigré dans cette région.
Ce fut après cela que le J.S.A.G. (abréviation traditionnelle du Journal) décida de publier la thèse d’Arvardan, plus de dix ans après sa soutenance.
Et voilà que la défense et l’illustration de sa chère théorie conduisaient ce dernier à la planète qui était sans doute la plus insignifiante de l’empire – la planète Terre.