Arvardan se posa sur la seule enclave que l’empire possédait sur la Terre au milieu des pics désolés des plateaux septentrionaux de l’Himalaya. Là, il n’y avait pas, et il n’y avait jamais eu, de radio-activité. Là, se dressait un étincelant palais dont l’architecture n’avait rien de terrien. C’était essentiellement une copie des résidences des vice-rois bâties sur les mondes plus fortunés. Ce domaine luxuriant avait été conçu pour l’agrément. Le paysage de rochers rébarbatifs avait été recouvert d’humus, irrigué, doté d’une atmosphère et d’un climat artificiels, et converti en pelouses et en jardins fleuris couvrant une surface de cinq mille mètres carrés.
La dépense en énergie qu’avait coûtée une telle prouesse était faramineuse en chiffres terriens, mais l’on avait disposé pour cette entreprise des incalculables ressources de dizaines de millions de planètes dont le nombre recensé ne cessait de croître. (On avait calculé qu’en l’an 827 de l’ère galactique, cinquante nouvelles planètes en moyenne se voyaient chaque jour octroyer la dignité du statut provincial qui exigeait comme condition préalable une population de cinq cent millions d’habitants.
Dans ce sanctuaire extraterritorial vivait le procurateur de la Terre qui, grâce à ce luxe artificiel, pouvait parfois oublier qu’il administrait un trou à rats et se rappeler seulement qu’il était un aristocrate, issu d’une ancienne et hautement honorable famille.
Son épouse était peut-être moins encline à se bercer d’illusions, surtout lorsque, comme c’était présentement le cas, elle distinguait au loin, du haut d’un tertre herbeux, la ligne de démarcation nette et tranchée isolant le domaine palatin des sauvages étendues du reste de la Terre. Dans des moments pareils, les fontaines multicolores (luminescentes la nuit – on aurait alors dit des flammes liquides et froides), les allées fleuries et les bosquets idylliques ne compensaient pas les tristesses de l’exil.
Aussi, l’accueil réservé à Arvardan dépassa-t-il peut-être les seules exigences du protocole. Après tout, il représentait pour le procurateur une bouffée de l’empire, une bouffée d’immensité sans limites.
Et Arvardan, quant à lui, ne cacha pas son émerveillement.
— C’est bien organisé, et avec goût. C’est extraordinaire comme la culture centrale imprègne les régions les plus reculées de l’empire, seigneur Ennius.
— Je crains, répondit Ennius en souriant, qu’il soit plus agréable de visiter la cour du procurateur de la Terre que d’y vivre. Ce n’est qu’une coquille qui sonne le creux quand on la touche. En dehors de ma famille et de moi-même, du personnel, de la garnison impériale basée ici et dans les centres importants de la planète, plus l’arrivée d’un visiteur occasionnel comme vous, la culture centrale brille par son absence. Et c’est vraiment bien peu, tout cela, en définitive.
Ils étaient assis sous les colonnades du patio dans le jour qui sombrait. Le soleil basculait derrière les dents de scie de l’horizon drapées de brumes empourprées et l’air était tellement gorgé de senteurs végétales que ses mouvements n’étaient que des soupirs de lassitude.
Certes, il n’était pas très convenable, fût-on un procurateur, de manifester trop de curiosité touchant aux affaires d’un hôte, mais ce précepte ne prenait pas en ligne de compte la coupure d’avec l’empire qu’Ennius vivait jour après jour.
— Envisagez-vous de rester quelque temps, docteur Arvardan ? demanda-t-il.
— Je ne puis vous répondre de façon précise, seigneur Ennius. J’ai précédé le reste de l’expédition pour me familiariser avec la culture de la Terre et remplir les indispensables formalités légales. Il me faut par exemple, obtenir votre autorisation officielle pour établir des camps sur les sites voulus… et cetera.
— C’est accordé ! Mais quand commencerez-vous les fouilles ? Et que diable espérez-vous trouver sur ce sinistre tas de détritus ?
— Je compte pouvoir installer le camp d’ici quelques mois si tout va bien. Quant à ce monde, ce n’est certainement pas un tas de détritus. Il est unique dans toute la galaxie. Absolument unique.
— Unique ? répéta le procurateur d’un air gourmé. En aucune façon ! C’est un monde très commun. Une porcherie, un dépotoir, un cloaque ou n’importe quelle autre formulation péjorative qui vous viendrait à l’esprit ! Et pourtant, en dépit de tous ses raffinements nauséeux, il n’est même pas capable d’être unique en son genre dans le domaine de l’ignoble. Ce n’est qu’un monde paysan, vulgaire et bestial.
— Il n’empêche qu’il est radio-actif, rétorqua Arvardan, quelque peu abasourdi par la véhémence avec laquelle son interlocuteur proférait ces affirmations dépourvues de logique.
— Et alors ? Il existe plusieurs milliers de planètes radio-actives dans la galaxie et certaines le sont infiniment plus que la Terre.
Sur ces entrefaites, le robot coffret mobile se propulsant d’un glissement coulé attira leur attention. L’objet fit halte à portée de la main.
— De quoi avez-vous envie ? s’enquit Ennius en tendant le bras vers le meuble. Je ne suis pas fixé. Disons de vin de citron.
— Rien de plus facile. Il doit sûrement y avoir les ingrédients nécessaires. Avec ou sans chensey ?
— Juste une goutte, alors, répondit l’archéologue en rapprochant son index de son pouce.
— Une petite minute.
Quelque part dans les entrailles du coffre (l’un des produits de l’ingéniosité humaine qui ait peut-être la popularité la plus universelle), un barman entra en action – un barman non humain dont l’âme mécanique effectuait les mélanges en comptant les atomes et non par le truchement de verres doseurs, dont les calculs étaient invariablement parfaits et avec lequel aucun artiste humain, si inspiré fût-il, ne pouvait rivaliser.
De hauts verres qui paraissaient émerger du néant se matérialisèrent dans les alvéoles prévus à cet usage. Arvardan prit celui qui contenait un liquide vert et l’appuya un instant contre sa joue pour en sentir la fraîcheur. Puis il le porta à ses lèvres.
— C’est exquis.
Il posa son verre dans la cavité capitonnée de l’accoudoir de son siège et enchaîna :
— Oui, il existe des milliers de planètes radio-actives comme vous le disiez, procurateur. Mais une seule est habitée. Celle-ci.
Ennius fit claquer ses lèvres et le velours de son breuvage sembla quelque peu adoucir son acidité.
— En ce sens, elle est peut-être unique, en effet, mais ce n’est pas une originalité enviable.
— Il ne s’agit pas simplement d’une unicité d’ordre arithmétique, dit lentement Arvardan, tout en sirotant sa boisson à petits coups. Cela va plus loin et ouvre des » perspectives inouïes. Les biologistes ont démontré – ou prétendent avoir démontré – que la vie n’éclot pas sur les planètes où l’intensité de la radio-activité de l’atmosphère et des mers se situe au delà d’un certain seuil. Or, la radio-activité de la Terre dépasse de beaucoup ce seuil critique.
— Intéressant ! Je l’ignorais. Je suppose que cela prouve de manière décisive que la vie sur la Terre est fondamentalement différente de la vie qu’on trouve dans le reste de la galaxie. Cela devrait vous faire plaisir, vous qui êtes de Sirius. (Ennius, qui avait l’air d’éprouver une gaieté sarcastique, ajouta en incidence sur le ton de la confidence :) Savez-vous que la plus grande difficulté que pose l’administration de cette planète est l’antiterrestrialisme acharné que professe le secteur de Sirus et auquel je me heurte ? Et c’est là un sentiment que les Terriens rendent avec intérêts. Je ne dis pas que l’antiterrestrialisme n’existe pas sous une forme plus ou moins édulcorée dans beaucoup d’endroits de la galaxie mais il n’est nulle part aussi violent que dans le secteur de Sirius.