— Je m’inscris en faux contre de telles insinuations, seigneur Ennius ! s’exclama Arvardan avec autant de fougue que d’agacement. Je suis aussi tolérant que n’importe qui. Je crois, et c’est là le fond même de mon credo scientifique, à l’unité intrinsèque de l’humanité, la Terre y compris. Toute vie est essentiellement une, en ce sens qu’elle a toujours pour assise des complexes protidiques en état de dispersion colloïdal que nous appelons protoplasme. Les effets de cette radio-activité que j’évoquais n’affectent pas simplement certaines formes de vie humaine ou certaines formes de vie particulières. Ils affectent le vivant sous toutes ses formes puisque la vie se fonde sur la mécanique quantique des molécules protidiques. Elle vous affecte, elle m’affecte, elle affecte les Terriens, les araignées et les microbes.
« Les protéines, voyez-vous, et je n’ai sans doute pas besoin de vous le dire, sont des combinaisons infiniment complexes d’acides aminés et de quelques autres composés spécialisés s’organisant selon des structures tridimensionnelles compliquées aussi instables que les éclaircies par temps couvert. C’est cette instabilité qui constitue la vie puisqu’elle se remanie perpétuellement pour conserver son identité – comme une longue perche en équilibre sur le nez d’un acrobate.
« Mais avant que la vie puisse éclore, la merveille chimique qu’est cette protéine doit se créer à partir de la matière inerte. Tout à fait au début, sous l’action du rayonnement solaire activant ces gigantesques solutions que sont les océans, la complexité des molécules organiques augmente peu à peu, allant du méthane au formaldéhyde pour aboutir aux sucres et aux amidons dans une direction, de l’urée aux acides aminés et aux protéines dans l’autre. Cet enchaînement de combinaisons et de désagrégations d’atomes est, bien entendu, le fruit du hasard. Sur une planète, le processus peut prendre des millions d’années et, sur une autre, seulement quelques centaines. Il va de soi que ce qui est beaucoup plus probable, c’est qu’il demande des millions d’années. En fait, le plus probable est encore qu’il ne parvienne jamais à son terme.
— Les physico-chimistes ont déterminé avec une grande exactitude l’ensemble de chaînes de réactions qui interviennent, notamment sur le plan énergétique – j’entends par là les transferts d’énergie qu’implique le déplacement de chaque atome. On sait maintenant sans l’ombre d’un doute que plusieurs des étapes cruciales de la marche à la vie exigent l’absence d’énergie radiante. Si cela vous étonne, procurateur, je ne puis que vous dire que la photochimie, c’est-à-dire la chimie des réactions induites par l’énergie radiante, est une discipline que l’on a fort bien maîtrisée et que l’on connaît d’innombrables exemples de réactions très simples qui se dirigent dans une voie ou dans l’autre selon qu’il y a ou n’y a pas de quanta d’énergie lumineuse.
— Sur les planètes banales, le soleil est la seule source d’énergie radiante – ou, tout au moins, la plus importante, et de loin. Sous la couche protectrice des nuages ou pendant la nuit, les composés carbonés et azotés se combinent et se recombinent selon certaines modalités et ce n’est possible que grâce à l’absence de ces infimes parcelles d’énergie dont le soleil les bombarde à la manière de boules lancées en nombre infini au milieu d’un amas de quilles infinitésimales.
Mais sur les planètes radio-actives, soleil ou pas, chaque goutte d’eau, même au cœur de la nuit la plus obscure, même à cinq milles de profondeur, chaque goutte émet des gerbes de rayons gamma qui bousculent les atomes de carbone – qui les excitent, comme disent les savants – et obligent les réactions clés à se faire uniquement dans des directions qui ne peuvent en aucun cas aboutir à la vie.
Arvardan posa sur le coffre son verre vide qui disparut instantanément dans le compartiment spécial pour y être lavé, stérilisé et placé en attente.
— Encore un ? lui proposa Ennius.
— Après le dîner. Pour le moment, cela me suffit. Le procurateur pianota sur son accoudoir du bout de ses ongles effilés.
— Cette description du phénomène est fascinante mais si le processus est bien conforme à ce que vous dites, comment se fait-il que la vie soit apparue sur la Terre ?
— Ah ! vous commencez à vous poser la question, vous aussi ! Mais la réponse, à mon sens, est simple. L’excédent de radioactivité qui interdit son émergence ne suffit cependant pas à détruire la vie déjà existante. Il peut la modifier, mais pas l’annihiler, sauf s’il atteint des proportions relativement énormes. C’est que les mécanismes chimiques ne sont pas les mêmes, en l’occurrence. Dans le premier cas, il s’agit d’interdire aux molécules simples de s’agréger, alors que, dans le second, il faut briser des molécules complexes déjà constituées. Ce n’est pas du tout la même chose.
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est pourtant évident. La vie est née sur la Terre avant que la planète devienne radio-active. C’est la seule explication possible, mon cher procurateur, sauf à nier le fait même de la vie sur ce monde ou à désavouer assez de chimie théorique pour chambarder la moitié de la science.
Ennius le dévisagea avec une incrédulité mêlée de stupéfaction.
— Vous ne pouvez pas vouloir dire cela !
— Pourquoi ?
Comment un monde deviendrait-il subitement radio-actif ? La vie des éléments radio-actifs présents dans la croûte d’une planète se chiffre en millions ou en milliards d’années. J’ai appris cela, au moins, durant ma carrière universitaire. Ils existaient depuis un temps infini.
— Il y a une chose qui s’appelle la radio-activité artificielle, seigneur Ennius. Et elle peut atteindre une échelle gigantesque. Il existe des milliers de réactions nucléaires qui libèrent suffisamment d’énergie pour créer toute sorte d’isotopes radio-actifs. Supposons que des êtres humains puissent utiliser, sans les contrôler correctement, certaines réactions nucléaires à des fins industrielles ou même au cours d’une guerre… imaginez une guerre se déchaînant sur une planète. Il est tout à fait concevable que la plus grande partie de la couche superficielle du sol serait transformée en matériaux radio-actifs artificiels. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Le soleil mourant plongeait derrière les montagnes dans une flaque de sang dont les reflets faisaient rougeoyer l’étroit visage d’Ennius. La brise du soir frémissait et les murmures alanguis des insectes transplantés (dont les espèces avaient été soigneusement sélectionnées) étaient plus apaisants que jamais.
— Ça me paraît très tiré par les cheveux. D’abord, je ne peux imaginer qu’on utilise des réactions nucléaires à des fins militaires ou qu’on puisse les laisser échapper à tout contrôle dans de pareilles proportions…
— Vous avez tout naturellement tendance à sous-estimer ces réactions parce que vous vivez à une époque où rien n’est plus facile que de les contrôler. Mais si quelqu’un – quelqu’un ou une armée – employait un armement de ce type avant qu’on ait inventé la parade ? Ce serait comme si l’on se servait de bombes incendiaires avant que l’on sache que l’eau ou le sable éteignent le feu.
— On croirait entendre Shekt.
Arvardan leva vivement les yeux.
— Qui est-ce ?
— Un Terrien. Un des rares Terriens fréquentables… un Terrien avec lequel il est possible à un gentilhomme de parler, veux-je dire. C’est un physicien. Selon lui, la Terre n’aurait peut-être, pas toujours été radio-active.
Ah… Au fond, ce n’est pas tellement surprenant. Cette théorie ne m’est pas inconnue. Elle est formulée dans. Le Livre des Anciens qui contient les traditions ou les mythes de la préhistoire de la Terre. En un sens, je dis la même chose sauf que je traduis en termes scientifiques équivalents sa phraséologie assez elliptique.