— Le Livre des Anciens (Ennius avait l’air surpris et un peu ennuyé.) Comment le connaissez-vous ?
— J’ai fureté ici et là. Ça n’a pas été commode et j’ai seulement pu m’en procurer des fragments. Toutes ces données traditionnelles sur la non radio-activité, même quand elles sont dénuées de tout fondement scientifique, sont importantes pour mon projet. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Parce que c’est le texte sacré d’une secte de Terriens extrémistes. Sa lecture est interdite aux Etrangers. A votre place, je m’abstiendrais de crier sur les toits que je l’ai lu. Des non-Terriens – des Etrangers, comme ils les appellent – ont été lynchés pour moins que cela.
— A vous entendre, on pourrait croire que la police impériale est impuissante, ici.
— Uniquement en cas de sacrilège. A bon entendeur, salut, docteur Arvardan.
Un carillon mélodieux dont les vibrations étaient en harmonie avec le soupir des frondaisons s’éleva et mourut lentement. Ses échos s’attardèrent amoureusement comme s’ils refusaient de quitter le paysage.
Ennius se mit debout.
— Je crois que c’est l’heure du dîner. Voulez-vous m’accompagner et accepter l’hospitalité que peut offrir cette parcelle de l’empire sur la Terre ?
Les occasions de banqueter étaient rares et il ne fallait pas laisser échapper un prétexte à festin, si mince fût-il. Aussi les services étaient-ils nombreux, le cadre somptueux, les hommes tirés à quatre épingles et les femmes ensorcelantes. Et il convient d’ajouter que le rôle de vedette que tenait le Dr Bel Arvardan de Baronn, Sirius, était enivrant.
L’archéologue, heureux d’avoir un auditoire, profita de la seconde partie des agapes pour y répéter la plupart des choses qu’il avait dites à Ennius, mais le succès que rencontra son exposé fut nettement moins vif. Un colonel au teint fleuri se pencha vers lui avec la condescendance ostensible qu’affiche le militaire devant un intellectuel :
— Si je vous ai bien suivi, docteur Arvardan, vous cherchez à nous raconter que ces brutes de Terriens sont les représentants d’une race ancienne qui aurait peut-être été jadis le berceau ancestral de toute l’humanité ?
— J’hésite à formuler la chose en termes aussi nets, colonel, mais il y a une chance sérieuse pour que ce soit la vérité. J’ai bon espoir d’être en mesure de me prononcer définitivement d’ici un an.
— Si vous arrivez à cette conclusion, ce dont je doute fort, vous me surprendrez de façon inimaginable. Cela fait maintenant quatre ans que je suis affecté ici et l’expérience que j’ai de cette planète n’est pas négligeable. Je constate que les Terriens sont des coquins et des fourbes, et il n’y en a. pas un pour racheter l’autre. Ils nous sont incontestablement inférieurs sur le plan intellectuel. Il leur manque cette étincelle grâce à laquelle l’humanité a essaimé dans toute la galaxie. Ils sont paresseux, superstitieux, ladres et n’ont pas une ombre de noblesse d’âme. Je vous mets au défi, vous ou qui que ce soit, de me montrer un Terrien qui soit dans n’importe quel domaine l’égal d’un homme véritable – vous ou moi, par exemple. Alors seulement, j’admettrais qu’ils sont peut-être les représentants d’une race dont nous sommes la postérité. Mais d’ici là, excusez-moi : je refuse de faire une pareille hypothèse.
A l’autre bout de la table, un personnage solennel s’exclama :
— Pour moi, le seul bon Terrien, c’est le Terrien mort. Et même alors, en général, ils puent.
Et d’éclater d’un rire tonitruant.
Arvardan contempla son assiette en fronçant les sourcils et dit sans lever les yeux :
Je n’ai aucune envie de débattre des différences de races, d’autant qu’il n’est absolument pas question de cela. C’est le Terrien de la préhistoire qui m’intéresse. Ses actuels descendants ont été longtemps isolés, prisonniers d’un environnement extrêmement inhabituel. Pourtant, il ne faudrait pas les biffer d’un trait de plume trop négligent. (Il se tourna vers Ennius.) Je crois que vous avez fait allusion à un Terrien avant le dîner, seigneur Ennius ?
— Moi ? Je ne me rappelle pas.
— Un physicien du nom de Shekt.
— Oh oui… en effet.
— S’agirait-il d’Affret Shekt ?
— Oui. Avez-vous entendu parler de lui ?
— Il me semble. Cela n’a pas arrêté de me tracasser depuis que vous avez mentionné son nom. Mais je crois l’avoir identifié. Ne travaille-t-il pas à l’Institut de Recherche nucléaire de… comment donc s’appelle cet endroit ? (Arvardan se frappa une ou deux fois le front du plat de, la main.) De Chica ?
— C’est bien cela. En quoi vous intéresse-t-il ?
— La Revue de Physique a publié un article de lui dans son numéro d’août. Je l’ai remarqué parce que je compilais tout ce qui avait trait à la Terre et les articles de Terriens dans les publications à diffusion galactique sont très rares. Toujours est-il que ce chercheur affirme avoir mis au point quelque chose qu’il appelle un amplificateur synaptique et qui est censé accroître la capacité d’apprentissage du système nerveux des mammifères.
— Vraiment ? fit Ennius sur un ton un rien trop tranchant. Première nouvelle !
— Je vous trouverai la référence. C’est un article intéressant, encore que je ne prétendrai pas que j’en comprenne les bases mathématiques. Cependant, il a soumis à son appareil des formes de vie indigènes – que l’on appelle, je crois, des rats – et leur a fait résoudre ensuite un problème de labyrinthe. Vous voyez ce que je veux dire ? Il s’agit de leur apprendre à suivre le chemin conduisant à une friandise. Il a constaté que les rats traités mettaient trois fois moins de temps à résoudre le problème que les sujets témoins. Saisissez-vous l’importance de cette expérience, colonel ?
Le colonel, qui avait été à l’origine de la discussion, répondit avec indifférence :
— Non, docteur Arvardan, pas du tout. Eh bien, sachez que je crois fermement qu’un savant capable de réaliser un tel travail, même s’il est terrien, est indubitablement, et pour le moins, mon égal sur le plan intellectuel. Et – pardonnez ma présomption – le vôtre aussi.
— Excusez-moi, l’interrompit Ennius, mais j’aimerais que nous en revenions à cet amplificateur synaptique, docteur Arvardan. Shekt a-t-il fait des expériences sur des êtres humains ?
L’archéologue se mit à rire.
— J’en doute, seigneur Ennius. Neuf rats traités sur dix sont morts. Il n’aurait pas la témérité de faire appel à des sujets humains avant d’améliorer sa technique.
Le procurateur, le front barré d’un pli soucieux, se laissa aller contre le dossier de son siège et n’ouvrit plus la bouche jusqu’à la fin du repas, pas plus pour parler que pour manger.
Un peu avant minuit, il avait discrètement quitté ses hôtes et, ayant brièvement prévenu sa femme, était monté à bord de son croiseur personnel. Pendant les deux heures que lui prit le trajet de Chica, un pli soucieux ne quitta pas son front et l’inquiétude lui rongeait le cœur.
Le jour même où Arbin Maren conduisait Joseph Schwartz à Chica pour qu’il soit soumis à l’amplificateur synaptique de Shekt, ce dernier était resté enfermé plus d’une heure de temps avec le procurateur de la Terre en personne.
4. LA VOIE ROYALE
Arbin était mal à l’aise à Chica. Il avait une impression de claustrophobie. Quelque part dans la ville, l’une des plus peuplées de la Terre – on disait qu’elle comptait cinquante mille habitants – résidaient les représentants officiels du grand empire.