PREFACE
La carrière d'écrivain de Camus commence et s'achève par le théâtre. En 1936, âgé de vingt-trois ans, il fonde une troupe d'amateurs, le Théâtre du Travail (plus tard rebaptisé Théâtre de l'Équipe) et collabore avec trois amis à la composition d'une pièce intitulée Révolte dans les Asturies. En 1959, quelques mois avant de mourir, il adapte pour la scène Les Possédés, de Dostoïevski. Célébrer collectivement une insurrection ouvrière correspondait à l'idéal communiste qui l'anima pendant une brève période de sa jeunesse. À l'époque où il adapte Les Possédés, il dirige seul l'entreprise, croyant au
« spectacle total, conçu, inspiré et dirigé par le même esprit, écrit et mis en scène par le même hommel »; à ses yeux, en effet, adapter une œuvre au théâtre, c'est encore l'écrire. Parce qu'il ne cessa de s'engager en faveur de la scène, voyant dans le théâtre « le plus haut des genres littéraires et en tout cas le plus universel2 », son œuvre théâtrale mérite pour le moins autant d'attention que ses romans ou ses essais.
D'où vient donc qu'on n'en peut parler sans donner
© Éditions Gallimard,
1. « Pourquoi je fais du théâtre » (1959), in Tkéâtre, récits, 1958, pour Caligula,
nouvelles, Pléiade, p. 1727.
1993, pour la préface et le dossier.
2. Ibid., p. 1726.
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l'impression de plaider? Composées par un homme de métier, dure jusque pendant la première moitié de la guerre avant de les pièces de Camus devraient être appréciées d'abord comme des s'effacer devant le « cycle de la révolte », romans, pièces et performances théâtrales. C'est particulièrement vrai de Cali-essais s'éclairent mutuellement À lire ses Carnets, on a le gula, qu'il écrit à partir de 1938 avec l'intention d'y interpréter sentiment qu'ils forment un tout.
le rôle principal, qu'il remanie pendant la guerre, retouche après les premières représentations de 1945, puis à nouveau en 1957 et 1958, en fonction des nouvelles circonstances de sa Sources historiques de Caligula
représentation. « Pièce d'acteur et de metteur en scène », affirme-t-il, avant de s'étonner: «Je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes
Marcel Arland avait déjà, dans La Route obscure 1. » D'autres l'y ont trouvée pour lui. Camus lui-même leur avait fourni des arguments : (1924), fait d'un empereur romain, Héliogabale, un symbole dans un compte rendu de La Nausée, de Sartre (1938), il de la révolte contre la condition humainel. Grâce aux Vies des avait affirmé, d'une formule qui n'était pas sans risques, Douze Césars, de Suétone, Henry de Montherlant se découvre qu' « un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en des affinités avec d'autres figures impériales; il les exprimera images ». Et si on appliquait la même définition au théâtre ?
en 1927, dans Aux fontaines du désir : « Lorsque, petit Dans Le Mythe de Sisyphe (1942), il précisera heureuse-garçon, je lisais et relisais les Douze Césars, j'y mettais trop ment sa pensée en'opposant les «grands romanciers», ou de passion pour n'être pas averti que les fils les plus secrets du
« romanciers philosophes », aux « écrivains à thèse » : ces tempérament me liaient à ces hommes-là. Leurs excentricités, derniers transposent dans leur œuvre, telle quelle, une « pensée même quand je les blâmais, me paraissaient naturelles; il le satisfaite », au contraire des écrivains philosophes qui utilisent fallait bien : je sentais en moi le terrain d'où elles fussent nées leurs propres personnages et leurs propres symboles pour dans des circonstances pareilles2. » C'est par son professeur de approfondir une pensée personnelle, toujours en recherche.
philosophie Jean Grenier que Camus eut accès à Suétone, en Caligula offre un message assez ambigu pour qu'on lui 1932 : « Lorsque devant Albert Camus (en I re Supérieure) je épargne la vilaine étiquette de « pièce à thèse » ; mais ne peut-citais et vantais les Vies des douze Césars de Suétone, je le on y voir, sans faire offense à la qualité du spectacle, une faisais du point de vue romantique et d'annunzien. Le mot de
« pièce philosophique » ? « Chez certains écrivains, déclare Caligula condamnant coupables et innocents indistinctement : encore Camus, il me semble que leurs œuvres forment un tout où
" Ils sont tous coupables ! " me ravissait par son audace chacune s'éclaire par les autres, et où toutes se regardent impassible. Un Nietzsche barbare — voilà quel était pour moi 2. »
Chez lui, précisément, au sein du « cycle de l'absurde », qui 1. Le même personnage inspirera à Artaud un roman, Héliogabale 1. « Préface à l'édition américaine du Théâtre » (1958), ibid., ou L'Anarchiste couronné (1934).
p. 1729-1730.
2. Henry de Montherlant, Aux fontaines du désir, Bernard Grasset, 2. Actuelles II, in Essais, Pléiade, p. 743.
1927, p. 205 et Pléiade, Essais, p. 311.
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cet empereur (et pas seulement un malade ou un fou1). » À
vœux du peuple romain » par ses actes de générosité. Mais il vingt ans, Camus lit un essai de son professeur intitulé Les céda bientôt à un désir effréné de puissance, à d'étranges îles (1933) : « L'ébranlement que j'en reçus, l'influence qu'il obsessions (« Les nuits où la lune brillait dans son plein, il exerça sur moi, et sur beaucoup de mes amis, je ne peux mieux l'invitait fréquemment à venir l'embrasser et partager sa les comparer qu'au choc provoqué sur toute une génération par couche ») et s'adonna à la débauche, entretenant des relations Les Nourritures terrestres2. » Au chapitre intitulé « L'île incestueuses avec ses sœurs, particulièrement avec Drusilla. Il de Pâques », Jean Grenier raconte qu'il avait un jour prêté se plaisait à humilier les sénateurs et, en présence de leurs l'ouvrage de Suétone à un boucher souffrant. Les atrocités maris, les femmes de bonne condition. Il se chargeait lui-même commises par Caligula ravirent le malade : « Voilà des durs, de procéder, avec d'incroyables raffinements de cruauté, aux disait le boucher. Ah! que la vie est belle! Votre lecture m'a exécutions qu'il prononçait au gré de ses caprices. Il organisait fait du bien 3. »