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est temps que pour toi le rideau se baisse.

CALIGULA

Il passe à nouveau derrière elle et passe son avant-bras autour du cou de Cœsonia

Alors, c'est qu'il est deux sortes de bonheurs et j'ai choisi celui des meurtriers. Car je suis heureux. Il y a C E S O N I A , avec effroi.

eu un temps où je croyais avoir atteint l'extrémité de la douleur. Eh bien! non, on peut encore aller plus Est-ce donc du bonheur, cette liberté épouvan-loin. Au bout de cette contrée, c'est un bonheur stérile table?

et magnifique. Regarde-moi.

C A L I G U L A , écrasant peu à peu de son bras Elle se tourne vers lui.

la gorge de Cœsonia

Je ris, Cœsonia, quand je pense que, pendant des Sois-en sûre, Cœsonia. Sans elle, j'eusse été un années, Rome tout entière a évité de prononcer le nom homme satisfait Grâce à elle, j'ai conquis la divine 170

Caligula

Acte IV, Scène XIV

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clairvoyance du solitaire. (77 s'exalte de plus en plus, étranglant peu à peu Cœsonia qui se laisse aller sans résistance, les mains un peu offertes en avant. Il lui parle, penché sur son

SCÈNE XIV

oreille.) Je vis, je tue, j'exerce le pouvoir délirant du destructeur, auprès de quoi celui du créateur paraît Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir.

une singerie. C'est cela, être heureux. C'est cela le CALIGULA

bonheur, cette insupportable délivrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi, cet isolement Caligula ! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, non pareil de l'homme qui tient toute sa vie sous son n'est-ce pas, un peu plus, un peu moins! Mais qui regard, la joie démesurée de l'assassin impuni, cette oserait me condamner dans ce monde sans juge, où logique implacable qui broie des vies humaines (il rit), personne n'est innocent ! (Avec tout l'accent de la détresse, qui te broie, Cœsonia, pour parfaire enfin la solitude se pressant contre le miroir.) Tu le vois bien, Hélicon n'est éternelle que je désire.

pas venu. Je n'aurai pas la lune. Mais qu'il est amer d'avoir raison et de devoir aller jusqu'à la consomma-CŒSONIA, se débattant faiblement.

tion. Car j'ai peur de la consommation. Des bruits d'armes ! C'est l'innocence qui prépare son triomphe.

Caïus !

Que ne suis-je à leur place ! J'ai peur. Quel dégoût, CALIGULA, de plus en plus exalté.

après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. Mais cela ne fait rien. La peur non Non, pas de tendresse. Il faut en finir, car le temps plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le presse. Le temps presse, chère Cœsonia !

cœur s'apaise.

Cœsonia râle. Caligula la traîne sur le lit où il la Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble laisse tomber.

plus calme. Il recommence à parler, mais d'une voix La regardant d'un air égaré, d'une voix rauque.

plus basse et plus concentrée.

Et toi aussi, tu étais coupable. Mais tuer n'est pas la Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple solution4.

pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d'un lac? (S'agenouillant et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), qu'il suffirait que l'impossible soit. L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-172

Caligula

même. J'ai tendu mes mains {criant), je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine. Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne5. Hélicon! Hélicon! Rien! rien encore. Oh ! cette nuit est lourde ! Hélicon ne viendra pas : nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine.

Des bruits d'armes et des chuchotements s'entendent en coulisse.

H É L I C O N , surgissant au fond.

Garde-toi, Caïus ! Garde-toi !

Une main invisible poignarde Hélicon.

DOSSIER

Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche du miroir en soufflant. Il s'observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant :

CALIGULA

À l'histoire, Caligula, à l'histoire.

Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes les issues, entrent les conjurés en armes.

Caligula leur fait face, avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe dans le dos, Cherea en pleine figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets.

Tous frappent. Dans un dernier hoquet, Caligula, riant et râlant, hurle

Je suis encore vivant !

RIDEAU

C H R O N O L O G I E

1913-1960

1913. 7 novembre : naissance d'Albert Camus à Mondovi (Algé-

rie) ; fils de Lucien Camus, ouvrier dans une exploitation vinicole, et de Catherine née Sintès.

1914. 2 août : début de la Grande Guerre. Lucien Camus est tué au front. Sa veuve vient s'installer à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt (où habitera Meursault, le héros de L'Etranger). Avec ses deux enfants (Albert et son frère aîné), elle va mener une existence presque misérable.

1923. Albert Camus entre en qualité d'élève boursier au lycée d'Alger.

1929. Première lecture de Gide (Les Nourritures terrestres).

1930. Premières atteintes de la tuberculose.

1932. Hypokhâgne au lycée d'Alger. Jean Grenier est son professeur de philosophie. Il deviendra son ami.

1933. Milite dans un mouvement antifasciste.

1934. Il se marie et divorce deux ans plus tard. Adhère au Parti communiste.

1935. Commence à écrire L'Envers et l'endroit, suite de courts récits.

1936. Obtient le Diplôme d'études supérieures (équivalent de la maîtrise actuelle) en philosophie (sujet : « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme »). En juillet commence la guerre d'Espagne. Avec quelques amis, Camus fonde le Théâtre du Travail, bientôt rebaptisé Théâtre de l'Équipe.

Ecrit (en collaboration) Révolte dans les Asturies, dont la représentation sera interdite.

1937. Journaliste à Alger républicain. Il publie L'Envers et l'endroit et commence un roman, La Mort heureuse (publication posthume), qui restera inachevé.

176 Chronologie

1938. Commence à écrire Caligula, esquissé l'année précédente.

1939. Publication de Noces. 3 septembre : début de la Seconde Guerre mondiale.

1940. Épouse Francine Faure, quitte l'Algérie pour la métropole.

Termine L'Étranger et commence Le Mythe de Sisyphe.

1941. Termine Le Mythe de Sisyphe. Un premier état de Caligula (publication posthume) est prêt.