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Plusieurs choses les reliaient, Armand et lui. Le fait qu’ils avaient commencé leur carrière ensemble, un lien de jeunesse d’autant plus précieux qu’ils n’avaient jamais été vraiment jeunes ni l’un ni l’autre.

Ensuite, le fait qu’Armand était un avare pathologique. Dans ce domaine, personne ne peut imaginer de quoi il était capable. Il avait engagé une lutte à mort contre la dépense et finalement contre l’argent. Camille ne peut pas s’empêcher d’interpréter sa mort comme une victoire du capitalisme. Ce n’est évidemment pas cette avarice qui les unissait, mais ils avaient tous les deux quelque chose d’effroyablement petit et l’obligation de devoir composer avec plus fort que soi. C’était, si on veut, une sorte de solidarité de handicapés.

Et puis, toute son agonie l’a confirmé, Camille était le meilleur ami d’Armand.

C’est un lien sacrément fort, ce qu’on est pour les autres.

Des quatre membres historiques de son équipe, Camille est le seul vivant présent dans ce cimetière, ça lui fait quelque chose de difficile à expliquer.

Louis Mariani, son adjoint, n’est pas encore arrivé. Pas d’inquiétude, homme de devoir, il sera là à temps : dans sa culture, manquer un enterrement, c’est comme roter à table, inimaginable.

Armand, lui, est excusé pour cause de cancer de l’œsophage, rien à dire.

Reste Maleval, que Camille n’a pas revu depuis des années. Il a été une recrue brillante avant d’être renvoyé de la police. Louis et lui étaient de bons copains, malgré la différence de classe, ils étaient à peu près du même âge et assez complémentaires. Jusqu’au séisme : c’est Maleval qui a autrefois renseigné l’assassin d’Irène, l’épouse de Camille. Il ne l’a pas fait exprès mais il l’a fait quand même. Sur le coup, Camille l’aurait tué de ses propres mains, on est passé à deux doigts d’une belle tragédie, les Atrides version Brigade criminelle. Mais après la mort d’Irène, le courage de Camille s’est cassé net, la dépression l’a foudroyé et après, ça n’avait plus aucun sens.

Armand lui manque plus que tout autre. Avec lui, la brigade Verhœven a disparu du paysage. Avec cet enterrement s’ouvre le troisième chapitre d’une histoire sur laquelle Camille tente de rebâtir sa vie. Rien de plus fragile.

La famille d’Armand commence à entrer dans le crématorium lorsque Louis arrive. Costume Hugo Boss beige, très chic. Bonjour, Louis. Louis ne répond pas bonjour patron, Camille l’interdit, il dit qu’on n’est pas dans une série télé.

La question que Camille se pose parfois sur lui-même est encore plus justifiée pour son adjoint : qu’est-ce que ce type fait dans la police ? Il est né riche au-delà du raisonnable et, pour faire bonne mesure, doté d’une intelligence qui lui a ouvert les portes des meilleures écoles que peut fréquenter un dilettante. Après quoi, inexplicablement, il est entré dans la police pour un salaire d’instituteur. Au fond, Louis est un romantique.

— Ça va ?

Camille fait signe que oui, ça va, mais bien sûr, il n’est pas là. La plus grande partie de lui-même est restée dans la chambre d’hôpital où Anne, à demi abrutie par les analgésiques, attend d’aller passer les radios, le scanner.

Louis regarde son chef une seconde de trop, hoche la tête, fait une sorte de hmmm. C’est un garçon extrêmement fin et chez lui, hmmm, c’est comme la remontée de sa mèche, main droite, main gauche un langage à part entière. Et ce hmmm-là dit clairement : vous n’avez pas une tête d’enterrement, il y a donc autre chose.

Et pour que ça prenne plus de place aujourd’hui que la mort d’Armand, ce doit être bien important…

— On va être saisis sur un braquage qui a eu lieu ce matin, dans le VIIIe

Louis se demande si c’est la réponse à sa question.

— Du grabuge ?

Camille hoche la tête, oui, non.

— Une femme…

— Morte ?

Oui, non, pas vraiment, Camille regarde devant lui, comme s’il y avait du brouillard, en fronçant les sourcils.

— Non… Enfin, pas encore…

Louis est passablement surpris. Ce n’est pas de ce genre d’affaire que leur unité est ordinairement saisie, le braquage n’est pas la spécialité du commandant Verhœven. En même temps, semble se dire Louis, pourquoi pas, mais il a suffisamment travaillé avec Camille pour sentir quand les choses ne tournent pas rond. L’expression de sa surprise, c’est un regard vers ses chaussures (des Crockett & Jones parfaitement cirées), accompagné d’une petite toux sèche, à peine discernable. C’est à peu près le summum de l’émotion qu’il peut exprimer.

Camille désigne le cimetière, l’entrée du funérarium.

— Dès que tout ça sera terminé, j’aimerais que tu te renseignes un peu. Discrètement… On n’est pas encore saisis, tu vois… (Camille tourne enfin les yeux vers son adjoint.) C’est histoire de gagner du temps, tu comprends ?

Dans la foule, il cherche déjà Le Guen du regard et le trouve sans peine. Impossible de le manquer, c’est un mastodonte.

— Bon, faut y aller.

Quand Le Guen était encore son divisionnaire, Camille n’avait qu’à lever le petit doigt pour obtenir ce qu’il voulait, maintenant, c’est plus difficile.

Juste à côté du contrôleur général Le Guen se dandine la divisionnaire Michard, on dirait une oie.

14 h 20

Le Brasseur vit l’un des grands moments de son existence. Un braquage comme celui-là, on n’en verra pas deux dans le siècle, l’avis est unanime. Même ceux qui n’ont rien vu sont d’accord. Les témoignages vont bon train. On a vu une fille, parfois deux, ou une femme, armée, pas armée, mains nues, et elle criait. C’est pas la propriétaire de la bijouterie ? Non, c’est sa fille ! Ah bon ? On ne savait pas qu’elle avait une fille, vous êtes sûr ? Un braquage en voiture, quel genre de voiture ? Les opinions couvrent à peu près la totalité de la gamme des voitures étrangères vendues en France.

Je sirote calmement mon café, c’est mon premier moment de repos dans une journée passablement longue.

Le patron, une vraie tête à claques, estime le butin à cinq millions d’euros. Pas moins. On ne sait pas où il est allé chercher ce chiffre mais il est formel. On a envie de lui tendre un Mossberg chargé et de le pousser à la porte de la première bijouterie du quartier. Quand il aura braqué le personnel et qu’il rentrera dans son bistro, il pourra compter la recette et s’il obtient le tiers de ce qu’il espère, qu’il prenne sa retraite, cet abruti, parce qu’il ne trouvera jamais mieux.

Et la voiture qu’ils embarquent ! Laquelle ? Celle-là ! On dirait qu’elle a arrêté un buffle en pleine course ! Ils l’ont attaquée au bazooka ou quoi ? On y va de ses commentaires balistiques, comme pour les voitures : tous les calibres y passent, ça donne envie de tirer en l’air pour obtenir le silence. Ou dans le tas pour obtenir la paix.

Gonflé de son importance, le patron lance, péremptoire :

— Vingt-deux long rifle.

Il ferme les yeux à la fin de sa phrase, sûr de son expertise.

Je l’imagine décapité comme un Turc par du calibre 12, ça me remonte le moral. Vingt-deux long rifle, ou autre chose, la clientèle approuve, personne n’y connaît rien. Avec des témoins comme ça, les flics vont s’amuser.