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— Ministre de l’Intérieur, je vous dis.

Il essuie les verres sereinement avec un petit sourire, sans regarder du côté de la terrasse, pour souligner à quel point il est certain de son diagnostic.

On attend avec fébrilité, on retient son souffle, comme pour le passage d’une étape du Tour de France.

15 h 30

L’impression que sa tête est remplie de coton hydrophile avec, tout autour, des veines grosses comme le bras qui cognent, tambourinent.

Anne ouvre les yeux. La chambre. L’hôpital.

Elle tente de remuer les jambes, tétanisée, comme une femme âgée percluse de rhumatismes. C’est douloureux mais elle soulève un genou, puis l’autre, les jambes repliées lui procurent un instant de soulagement. Elle bouge lentement la tête pour retrouver des sensations, sa tête pèse une tonne, ses doigts, recouverts de bandages, ressemblent à des pinces de crabe, en plus sale. Les images se brouillent un peu, la porte des toilettes dans la galerie marchande, une nappe de sang, les détonations, la sirène de l’ambulance, entêtante, le visage du radiologue et, quelque part, derrière lui, la voix d’une infirmière qui dit : « Mais qu’est-ce qu’on lui a fait ? » L’émotion l’envahit aussitôt, elle retient ses larmes, respirer à fond, se maîtriser, ne pas se laisser aller, ne pas s’abandonner.

Pour ça, se lever, rester vivante.

D’un geste, elle écarte le drap, passe une jambe après l’autre. Saisie par un éblouissement elle demeure un instant en équilibre sur le bord du lit, pousse sur ses pieds, se hisse, doit se rasseoir, elle ressent maintenant les vraies douleurs, partout, précises, le dos, les épaules, la clavicule, elle a été broyée, elle cherche sa respiration, se hisse de nouveau, elle est enfin sur pied, si l’on peut dire parce qu’elle doit se retenir à la table de nuit.

En face, c’est le cabinet de toilette. Comme en escalade, elle passe d’un appui sur l’autre, du traversin à la table de nuit puis à la poignée de la porte, au lavabo, la voici face au miroir, mon Dieu, c’est elle ?

Les sanglots qui montent, cette fois, elle ne peut rien y faire. Ces pommettes bleues, ces ecchymoses, ces dents cassées… Et la plaie sur la joue gauche, la pommette a explosé, cette longue série de points de suture…

Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

Anne se retient au lavabo pour ne pas tomber.

— Mais qu’est-ce que vous faites debout ?

Anne se retourne, un étourdissement la terrasse, l’infirmière n’a que le temps de la rattraper, la voilà allongée par terre, l’infirmière se relève, passe furtivement la tête dans le couloir.

— Florence, tu peux venir m’aider ?

15 h 40

Camille marche à grands pas nerveux, Louis à ses côtés. Juste quelques centimètres derrière son chef, la mesure exacte de la distance qu’il maintient avec Verhœven est le résultat d’un dosage savant entre respect et familiarité, il n’y a que lui pour savoir réaliser des combinaisons aussi délicates.

Camille a beau être pressé et soucieux, il a machinalement levé les yeux vers les immeubles qui bordent la rue Flandrin. Architecture haussmannienne, noire de fumée, il y en a tellement dans ce quartier, on ne la voit plus. Son œil saisit à la volée la ligne des balcons soutenue aux extrémités par deux atlantes monumentaux dont le pagne est gonflé par une protubérance exceptionnelle et, sous chaque balcon, par des cariatides aux seins outrageusement généreux qui regardent le ciel. Ce sont les seins qui regardent le ciel, les cariatides, elles, ont le regard doucereux et faussement prude de celles qui sont sûres de leur coup. Camille poursuit sa marche rapide mais hoche la tête, admiratif.

— René Parrain, à mon avis, dit-il.

Silence. Camille ferme les yeux dans l’attente de la réplique.

— Chassavieux, plutôt, non ?

C’est toujours pareil. Louis a vingt ans de moins que lui et sait vingt mille fois plus de choses. Le plus pénible, c’est qu’il ne se trompe jamais. Ou quasiment. Camille a essayé de le coller, essayé, essayé, rien à faire, ce type est une encyclopédie.

— Mouais, dit-il. Peut-être.

En s’approchant du passage Monier, Camille bute sur le véhicule qui a été explosé au calibre 12 et que la dépanneuse est en train de charger sur son plateau.

Il va apprendre que c’est de l’autre côté de cette voiture qu’Anne a été visée, en pleine face.

C’est le petit qui commande. Chez les flics, de nos jours, c’est comme en politique, le grade est inversement proportionnel à la taille. Ce flic-là, tout le monde le connaît, forcément, avec un physique pareil… Il suffit de l’avoir vu une fois, on s’en souvient, mais pour son nom, dans le café, les propositions sont très variables. On se rappelle que c’est étranger mais quoi ? Allemand, danois, flamand ? Quelqu’un dit russe, un autre lance oui, Verhœven, c’est ça, on s’esclaffe, c’est ce que je disais, on avait raison, on est content.

On le voit se pointer à l’entrée du passage. Il ne montre pas sa carte, au-dessous d’un mètre cinquante on est dispensé. Derrière la vitrine de la terrasse, on retient son souffle mais une sensation chasse l’autre, quelle journée magnifique : vient d’entrer dans le bar une fille, très brune. Le patron salue bruyamment son arrivée, on se retourne. C’est la coiffeuse d’à côté. Elle commande des cafés, quatre, la machine du salon est en panne.

Elle sait tout, elle sourit modestement en attendant qu’on la serve. Qu’on la questionne. Elle dit qu’elle n’a pas le temps mais elle rosit, c’est tout dire.

On va tout savoir.

15 h 50

Louis serre les mains des collègues. Camille veut voir la vidéo. Tout de suite. Louis s’étonne. Il sait le peu d’estime de Camille pour les usages et les protocoles mais un pareil manque de méthode a de quoi surprendre de la part d’un homme de son niveau et de son expérience. Louis remonte sa mèche main gauche mais il suit son chef dans l’arrière-boutique de la librairie, réquisitionnée comme QG provisoire. Camille serre distraitement la main de la commerçante, cet arbre de Noël, elle fume une cigarette plantée dans un fume-cigarette en ivoire, le genre de chose qu’on ne voit plus depuis un siècle. Camille ne s’arrête pas. Les collègues ont récupéré les bandes vidéo des deux caméras.

Dès qu’il est devant l’écran de l’ordinateur portable, il se retourne vers son adjoint.

— C’est bon, dit-il, je vais regarder ça. Toi, tu fais le point.

Il désigne la pièce d’à côté, autant dire qu’il désigne la porte. Sans attendre il s’assoit devant l’écran et regarde tout le monde. On jurerait qu’il veut être seul pour visionner un film porno.

Louis adopte le comportement de celui qui trouve tout cela parfaitement logique. Un petit côté majordome.

— Allez, dit-il en repoussant les autres, on va s’installer là-bas.

La bande qui intéresse Camille est celle de la caméra placée au-dessus de l’entrée de la joaillerie.

Vingt minutes plus tard, tandis que Louis la visionne à son tour, compare les images avec les premiers témoignages et monte ses premières hypothèses de travail, Camille gagne l’allée centrale et se poste à peu près à l’endroit où se trouvait le tireur.

Les relevés sont terminés, les techniciens sont partis, les débris de verre ont été ramassés, le périmètre du braquage est sécurisé avec de l’autocollant, on attend les experts et les assureurs, après quoi on repliera tout, on fera venir les entreprises et dans deux mois tout sera remis à neuf, un braqueur dingue pourra revenir aligner les clientes aux heures d’ouverture.