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Le lieu est gardé par un képi, un grand maigre au regard fatigué, au visage prognathe, des valises sous les yeux. Camille le reconnaît aussitôt, il l’a déjà croisé cent fois sur des scènes de crime, comme un acteur de second rôle dont on n’a jamais su le nom. Ils se font un petit signe de la main.

Camille regarde le magasin dévasté, les vitrines effondrées. Il n’y connaît rien, lui, en bijouterie, il a l’impression que ce n’est pas le genre qu’il aurait choisi s’il avait voulu faire un braquage. Mais il sait aussi que c’est une impression terriblement trompeuse. Vous regardez une agence bancaire, elle ne paie pas de mine, et si vous raflez tout ce qui s’y trouve vous avez quasiment de quoi la racheter.

Camille s’efforce de conserver son calme mais il garde les mains dans les poches de son pardessus parce que depuis qu’il a visionné la vidéo — il l’a passée et repassée autant de fois que le temps le lui permettait, ces images l’ont sidéré, anéanti —, ses mains tremblent.

Il remue la tête comme s’il avait de l’eau dans les oreilles, qu’il voulait vider le trop-plein d’émotion, retrouver de la distance, tu parles, ces halos, là, par terre, c’est le sang d’Anne, elle était ici, recroquevillée au sol, le type devait être là, Camille s’éloigne de quelques pas, le grand flic le fixe, presque inquiet. Soudain, Camille se retourne, il tient à la hanche un fusil imaginaire, le grand flic pose sa main sur son walkie-talkie, Camille fait trois pas, il regarde tour à tour l’emplacement du tireur et la sortie de la galerie et d’un coup, sans prévenir, il se met à courir. Cette fois, pas de doute, le flic empoigne son talkie mais Camille s’arrête brusquement, le flic suspend son geste. Camille, soucieux, un doigt sur les lèvres, revient sur ses pas, il lève les yeux, leurs regards se croisent, ils se sourient craintivement, comme s’ils voulaient sympathiser bien qu’ils ne parlent pas la même langue.

Qu’est-ce qui a pu se passer réellement ?

Camille regarde à droite, à gauche, en haut vers l’imposte explosée à coups de fusil, il s’avance, le voici à la sortie de la galerie, rue Georges-Flandrin. Il ne sait pas ce qu’il cherche, un signe, un détail, un déclic, sa mémoire quasi photographique des lieux et des gens reclasse ses réminiscences dans un ordre différent.

Inexplicablement, il a maintenant le sentiment de faire fausse route. Qu’il n’y a rien à voir ici.

Qu’il ne prend pas cette affaire par le bon bout.

Alors il revient sur ses pas et reprend les interrogatoires.

Aux collègues qui ont pris les premières dépositions, il dit qu’il veut « se faire son idée », il voit la libraire, l’antiquaire, sur le trottoir il interroge la coiffeuse. La joaillière, elle, a été hospitalisée. Quant à son apprentie, elle a passé tout le temps du hold-up le nez au sol en se tenant la tête. Elle fait un peu pitié, cette enfant, effacée, insignifiante, Camille lui dit de rentrer chez elle, il demande si on doit la ramener, elle dit que son ami l’attend au Brasseur, elle montre le café de l’autre côté de la rue, la terrasse est noire de monde, tous les visages tendus vers eux. Camille dit : allez, sauvez-vous.

Il a écouté les témoignages, regardé attentivement les images.

Cet acharnement à vouloir tuer Anne est d’abord dû à l’électricité, à la tension terrible qui règne lors d’un braquage, et après, l’enchaînement des circonstances. L’engrenage.

Mais quand même, cette obstination, cette férocité…

Le juge est annoncé, il sera là d’une minute à l’autre. En attendant, il revient en arrière. Ce braquage ressemble, trait pour trait, à un autre, effectué en janvier dernier.

— C’est bien ça ? demande Camille.

— Absolument, confirme Louis. La seule chose qui change, c’est l’échelle. Aujourd’hui on a un hold-up, en janvier, ils en ont effectué quatre. Quatre bijouteries braquées en moins de six heures…

Camille laisse échapper un petit sifflement admiratif.

— Même méthode qu’aujourd’hui. Trois hommes. Le premier fait ouvrir les coffres et rafle les bijoux, le deuxième le couvre avec un Mossberg à canon scié, le troisième conduit le véhicule.

— Et en janvier, il y a un mort, tu dis ?

Louis consulte ses notes.

— Ce jour-là, leur première cible se situe dans le XVe arrondissement, à l’ouverture de la boutique. Ils règlent l’affaire en dix minutes chrono, c’est le coup le plus propre de la journée parce que vers dix heures et demie, ils font irruption dans une joaillerie de la rue de Rennes et quand ils repartent, ils laissent sur le carreau un employé qui a tardé à ouvrir le coffre de l’arrière-boutique, traumatisme crânien, quatre jours de coma, le garçon s’en sort mais avec des séquelles, il bataille avec l’administration pour obtenir une pension d’invalidité partielle.

Camille écoute avec une attention tendue. Voilà à quoi Anne a échappé par miracle. Il a les nerfs en pelote, obligé de respirer à fond, de se forcer à détendre les muscles, comment, déjà, « sterno… claudio… » et merde.

— Vers quatorze heures, poursuit Louis, à la réouverture de l’après-midi, le gang débarque dans une troisième joaillerie, au Louvre des Antiquaires. Ils ne font pas de détail, ils sont rodés. Une dizaine de minutes plus tard, ils repartent en abandonnant sur le trottoir le corps d’un client qui a levé la main un peu trop haut… Moins grave que l’employé du matin mais tout de même, son état est jugé sérieux.

— C’est l’escalade, dit Camille qui poursuit son idée.

— Oui et non, répond Louis. Les types ne perdent pas les pédales, ils font simplement le job à leur manière.

— Ils font quand même une grosse journée…

— Certes.

Même pour une équipe bien rodée, préparée et motivée, quatre braquages en six heures ça représente un rendement exceptionnel. Au bout d’un moment, forcément, la fatigue finit par vous prendre. Le hold-up, c’est comme la descente à ski, l’accident survient toujours en fin de journée, c’est le dernier effort qui fait le plus de dégâts.

— Rue de Sèvres, reprend Louis, le directeur de la joaillerie veut jouer les résistants. Au moment où le gang s’apprête à repartir, il s’imagine qu’il peut tenter de le retarder, il attrape la manche de celui qui est chargé de rafler la mise, il essaye de le faire tomber. Le temps que le couvreur pointe sur lui son Mossberg, l’autre a déjà riposté et lui a collé deux balles de 9 mm en pleine poitrine.

On ne saura sans doute jamais si leur journée était terminée où s’ils avaient encore des projets et que la mort du bijoutier les a contraints à prendre la fuite.

— Si ce n’était le nombre de bijouteries dans la même journée, la manière d’opérer est très classique. Les nouveaux professionnels, les jeunes, hurlent, gesticulent, tirent en l’air, sautent par-dessus les comptoirs, ils choisissent des armes comme ils en ont vu dans les jeux de rôle, totalement surdimensionnées, et on sent tout de suite qu’ils crèvent de trouille. Nos braqueurs à nous sont très décidés, très organisés, ils ne bougent pas à tort et à travers. S’ils n’étaient pas tombés sur un aspirant à l’héroïsme, ils repartaient en laissant derrière eux quelques dommages collatéraux, rien de plus.

— Le butin en janvier ? demande Camille.

— Six cent quatre-vingt mille euros, annonce alors Louis. Déclarés.