Выбрать главу

Camille lève un sourcil. Non pas qu’il s’étonne, les bijoutiers ne déclarent jamais la totalité des vols, ils disposent tous de valeurs non déclarées, non, Camille demande simplement la vérité :

— Nettement plus du million. À la revente, six cent mille. Peut-être six cent cinquante. Très beau résultat.

— On a une idée du circuit ?

Pour un butin pareil, à la fois élevé et très disparate dans sa composition, il y a beaucoup de perte à la revente et pas beaucoup de receleurs compétents sur la place de Paris.

— On suppose que la marchandise est passée par Neuilly mais bon…

Évidemment. Ce serait le meilleur choix. Il se chuchote que le receleur est un curé défroqué. Camille n’a jamais vérifié mais il n’est pas autrement étonné, les deux fonctions lui semblent assez semblables.

— Tu envoies quelqu’un y faire un tour.

Louis enregistre la commande. Dans la plupart des affaires, c’est lui qui distribue les tâches.

Sur ce, voici le juge Pereira. Des yeux bleus, un nez trop long et des oreilles de chien. Soucieux, affairé, il serre la main de Camille tout en marchant, bonjour commandant, et derrière lui, sa greffière, une bombe de trente ans avec des seins partout, ses talons vertigineux résonnent sur les carreaux de ciment, quelqu’un devrait lui dire que c’est trop. Le juge sait qu’elle fait un tintamarre pas possible mais bien qu’elle marche trois pas derrière, pas de doute, c’est elle qui mène la danse. Si elle voulait, elle pourrait même déambuler dans la galerie en faisant des bulles avec son chewing-gum. Camille trouve que Lolita, à trente ans, a viré franchement pute.

Tout le monde se regroupe, Camille, Louis, deux collègues de l’équipe qui viennent d’arriver sur place. Louis est l’officiant. Synthétique, précis, méthodique, informé (naguère il a réussi le concours d’entrée à l’ENA, il a préféré Sciences po). Le juge écoute avec attention. On parle d’accents de l’Est. On évoque un gang de Serbes ou de Bosniaques, des hommes violents, on ne manque pas de cas où ils ont tiré alors qu’ils pouvaient l’éviter. Et Vincent Hafner dont on déroule rapidement les faits d’armes. Le juge hoche la tête. Hafner avec des Bosniaques, mélange explosif, étonnant même qu’il n’y ait pas plus de dégâts, ce sont des méchants, dit le juge et il a raison.

Il s’intéresse ensuite aux témoins. Habituellement, à l’ouverture de la joaillerie, en plus de la gérante et de l’apprentie, il y a aussi une employée, mais elle était en retard ce matin-là. Arrivée après la bataille, elle a juste entendu le dernier coup de feu. Quand un employé échappe par miracle au hold-up de la boutique ou de l’agence bancaire où il travaille, les flics se font tout de suite soupçonneux.

— On l’a embarquée, dit un des flics (il n’est pas très convaincu.) On va creuser mais elle a l’air d’avoir le nez propre.

La greffière, elle, s’ennuie terriblement. Elle se tortille sur ses échasses, danse d’un pied sur l’autre en regardant ostensiblement du côté de la sortie. Elle porte un vernis d’un rouge très sombre, comprime ses seins dans un chemisier dont les deux premiers boutons sont ouverts, comme s’ils avaient craqué, exhibant un sillon blanc incroyablement profond, on guette nerveusement celui qui tient encore et autour duquel le tissu s’étire dangereusement, comme un sourire carnassier. Camille la regarde, la dessine mentalement, elle fait de l’effet mais globalement. Parce que en détail, c’est autre chose : de grands pieds, un nez court, des traits un peu grossiers, des fesses très rebondies mais perchées tellement haut. Un cul pour alpiniste. Elle porte un parfum, aussi… À l’iode. L’impression de discuter à côté d’une bourriche d’huîtres.

— Bien, chuchote le juge en tirant Camille à part. Vous avez un indic, m’a dit Mme la divisionnaire…

Il dit « madame » avec une voix affectée, comme s’il s’entraînait à dire « monsieur le ministre ». Les apartés, la greffière, elle déteste. Elle pousse un long soupir bruyant.

— Oui, confirme Camille. J’en saurai plus demain.

— Donc ça ne devrait pas traîner.

— Ça ne devrait pas…

Le juge est satisfait. Il n’est pas divisionnaire mais il aime quand même les statistiques favorables. Il décide de lever le camp. Un œil sévère à sa greffière :

— Mademoiselle ?

Ton autoritaire. Cassant.

À voir la tête de Lolita, il va le payer cher.

16 h 00

Pas mal, le témoignage de la petite coiffeuse. Elle répète ce qu’elle a dit aux flics en baissant les paupières comme une jeune mariée. C’est le plus précis de tout ce qu’on a entendu. Très précis même. Avec des gens comme ça, on ne regrette pas d’avoir porté une cagoule. Vu l’agitation qui règne dehors, je me tiens le plus loin possible de la terrasse, près du bar, je recommande un café.

La fille n’est pas morte, c’est la voiture en stationnement qui a tout pris. Elle a été emmenée par le Samu.

Maintenant, l’hôpital. Les urgences. Avant qu’elle sorte ou qu’on la transfère.

Mais d’abord, refaire le plein. Sept munitions dans le Mossberg.

Le feu d’artifice ne fait que commencer.

On va repeindre le décor.

18 h 00

Malgré sa nervosité, Camille est empêché de tambouriner sur le volant. Dans sa voiture, toutes les commandes sont centralisées, il n’y a pas d’autre solution quand on a les pieds qui ballottent à plusieurs centimètres du sol et les bras trop courts. Et dans une voiture équipée pour les handicapés, il faut faire attention où on pose les doigts, un geste intempestif et vous voilà dans le décor. D’autant que Camille, entre autres défauts, n’est pas très habile de ses mains, en dehors du dessin il est même franchement maladroit.

Il se gare, traverse le parking de l’hôpital en répétant ses phrases destinées au médecin, le genre de phrases ciselées que vous polissez des quarts d’heure entiers et que vous oubliez quand l’occasion se présente. Ce matin, l’accueil grouillait de monde, il est monté directement à la chambre d’Anne. Cette fois, il s’arrête, le comptoir est à la hauteur de ses yeux (un mètre cinq selon Camille qui, sur ce sujet, se trompe rarement de plus d’un centimètre ou deux). Il fait le tour et pousse d’autorité le petit portillon sur le côté, sur lequel on a collé l’interdiction de rigueur, « Défense d’entrer ».

— Et alors, hurle la fille, vous savez pas lire ?

Camille tend sa carte.

— Et vous ?

La fille se marre aussitôt, le pouce en l’air.

— Excellent !

Elle apprécie vraiment. Elle est noire, maigre, avec des yeux très vifs, une poitrine plate, des épaules tout en os, la quarantaine. Antillaise. Son badge indique « Ophélia ». Elle porte un chemisier à jabot d’une laideur ahurissante, de grandes lunettes blanches, hollywoodiennes, en forme de papillon, et elle sent le tabac à plein nez. Une paume grande ouverte vers Camille pour lui dire d’attendre, elle prend un appel, l’expédie, raccroche puis se retourne et le regarde avec admiration.

— Vous êtes vachement petit ! Pour un policier, je veux dire… Y a pas une taille minimale, pour entrer dans la police ?

Camille n’a pourtant pas le cœur à ça mais la fille le fait sourire.

— J’ai eu une dispense, dit Camille.

— Un piston, oui !

Dans cinq minutes, la bonhomie va tourner à la désinvolture. Police ou pas police, on va se taper sur l’épaule. Camille coupe court et demande à parler au médecin qui s’occupe d’Anne Forestier.

— À cette heure-ci, c’est l’interne de l’étage qu’il faut voir.