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Camille fait signe qu’il a compris et se dirige vers l’ascenseur. Il revient sur ses pas.

— Elle a eu des appels ?

— Pas que je sache…

— Sûre ?

— Faites-moi confiance. D’autant qu’ici, les patients sont rarement en état de répondre aux appels.

Camille s’en va.

— Hep hep hep !

De loin, elle agite une feuille de papier jaune, comme si elle éventait quelqu’un de plus grand qu’elle. Camille revient sur ses pas. Elle le couve d’un regard gourmand.

— Un billet doux…, murmure-t-elle.

C’est un formulaire de l’administration. Camille le fourre dans sa poche et monte à l’étage, demande le médecin, il faut attendre.

Aux urgences, le parking est plein à ras bord. Idéal pour planquer : une voiture scotchée ici, à condition de ne pas se fixer trop longtemps à la même place, personne ne s’en aperçoit. Il suffit de rester vigilant, discret. Mobile.

Et de tenir son Mossberg chargé sur le siège avant, sous un journal. Au cas où.

Et maintenant, réfléchir, se projeter dans l’avenir.

Attendre que la fille sorte de l’hôpital est une première option. C’est même la plus simple. Tirer sur une ambulance est contraire aux conventions de Genève sauf si on s’en fout complètement. Les caméras de surveillance fixées au-dessus du hall d’entrée ne servent à rien, elles sont là pour dissuader les éventuels candidats, mais rien n’empêche de les dégommer au calibre 12 avant de commencer le travail. Moralement, rien d’insurmontable. Techniquement, rien d’impossible.

Non, dans cette solution, le point épineux, c’est plutôt la logistique, la sortie proprement dite. Un goulot d’étranglement. On peut toujours dézinguer le planton pour forcer la barrière, la convention de Genève ne prévoit rien au sujet des plantons, mais ce n’est pas le plus pratique.

Autre solution : après la barrière. Là, il y a une petite fenêtre de tir parce que en quittant l’hôpital, les ambulances sont obligées de tourner à droite et d’attendre le passage au feu vert une quarantaine de mètres plus loin. Elles sont pressées en arrivant, elles transportent des colis encombrants, en revanche, pour repartir, c’est assez pépère. Lorsque l’ambulance est arrêtée au feu, un tireur motivé arrive tranquillement par-derrière, ouvre le hayon en une seconde, ajoutez une seconde pour ajuster et une autre pour tirer, si vous tenez compte de l’ahurissement dans lequel ce type de situation plongera l’ambulancier et les éventuels spectateurs, ça laisse largement le temps de remonter en voiture et de filer à contresens pendant quarante mètres, après quoi un boulevard à deux voies et le périphérique dans la foulée. Peinard. Affaire réglée. La mécanique est relancée, le pognon se rapproche à vue d’œil.

Dans les deux cas, il faut qu’elle sorte, qu’elle rentre chez elle ou qu’elle soit transférée.

Si cette fenêtre de tir ne s’ouvre pas, il faudra étudier la question.

Reste l’éventualité de livrer à domicile. Comme le fleuriste. Ou le pâtissier. On monte à la chambre, on frappe poliment, on entre, on distribue les macarons et on ressort. Il faut être très précis. Ou, à l’inverse, faire carrément dans le tapageur. Deux tactiques différentes, chacune a ses vertus. La première, celle du tir ciblé, demande plus de savoir-faire et donne plus de satisfaction, mais c’est une méthode plus narcissique, on pense plus à soi qu’à l’autre, ça manque un peu de générosité. La seconde, arroser large, est une approche indiscutablement plus généreuse, plus magnanime, quasiment philanthropique.

En fait, ce sont souvent les événements qui décident pour nous. D’où la nécessité de calculer. D’anticiper. C’est ce qui leur manquait, aux Turcs, ils étaient organisés mais franchement, côté anticipation, ils étaient nuls. Quand on quitte sa province pour aller faire un coup dans une capitale européenne du crime, on prévoit ! Mais eux, non, ils sont arrivés à Roissy en fronçant leurs gros sourcils noirs pour faire bien comprendre qu’on avait affaire à des terreurs… Tu parles, les cousins d’une pute de la porte de la Chapelle, tout ce qu’ils ont fait de plus conséquent, c’est le braquage d’une épicerie dans la banlieue d’Ankara et d’une station-service à Keskin, avec ça… Pour le rôle qu’ils avaient à tenir dans l’histoire, il n’était pas nécessaire de recruter dans les hautes sphères mais quand même, devoir embaucher de pareils couillons, même si c’était le plus pratique, c’est presque humiliant.

Passons. Ils auront au moins vu Paris avant de mourir. Ils auraient pu dire merci.

La patience est toujours récompensée. Voici notre flic qui traverse le parking de sa petite démarche empressée et entre aux urgences. J’ai trois foulées d’avance sur lui et je compte bien les conserver jusqu’au bout. D’ici, je le vois se planter devant le comptoir d’accueil, la fille qui est derrière ne doit voir dépasser que sa tonsure, comme dans Les Dents de la mer. Il piétine, ce flic est un nerveux. D’ailleurs, il fait tout de suite le tour.

Petit mais autoritaire.

Pas grave, on va lui apporter la contradiction à domicile.

Je quitte la voiture. Je pars en repérage. L’important, c’est de faire vite, de liquider cette affaire.

18 h 15

Anne s’est endormie. Les bandages autour de la tête sont tachés de produits cautérisants, jaune sale, qui donnent à son visage un blanc laiteux, ses paupières fermées semblent gonflées à l’hélium et sa bouche… Camille en grave la forme dans son souvenir, cette ligne qu’il faudra retrouver pour la dessiner, mais il est interrompu, la porte s’ouvre, un regard passe, on l’appelle, Camille sort dans le couloir.

L’interne est un Indien sérieux, avec des petites lunettes et sur son badge un nom de famille de soixante lettres. Camille doit montrer sa carte une nouvelle fois, que le jeune médecin étudie longuement, cherchant sans doute l’attitude à adopter en pareil cas. Les flics sont fréquents aux urgences, la Criminelle, c’est plus rare.

— J’ai besoin de savoir comment va Mme Forestier, explique Camille en désignant la porte de sa chambre. Le juge va devoir l’interroger…

Cette question concerne le chef de service, selon l’interne, qui décidera de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas.

— Hmmm… Et quel est l’état de… Quel est son état ? interroge Camille.

L’interne tient des radios à la main et les pages de conclusion mais il n’en a pas besoin, il connaît le dossier sur le bout des doigts : une fracture du nez (« propre », souligne-t-il, qui ne nécessitera pas d’intervention), une clavicule fêlée, deux côtes cassées, deux foulures (poignet et pied gauches), des doigts cassés, proprement là aussi, un nombre incalculable de coupures sur les mains, les bras, les jambes, le ventre, une entaille profonde à la main droite mais aucun nerf n’a été touché, un peu de rééducation sera tout de même nécessaire, la longue plaie au visage est un peu plus problématique, la persistance d’une cicatrice n’est pas totalement impossible, on ne compte plus les ecchymoses pourtant les radios sont formelles :

— C’est très spectaculaire mais la commotion n’a pas provoqué de perturbations neuropsychologiques ou neurovégétatives. Pas de fracture crânienne non plus, il y aura de la chirurgie dentaire, on va devoir plâtrer aussi un peu… Et encore, ce n’est pas certain. On verra en fonction du scanner. Demain.

— Elle souffre ? demande Camille. Je vous demande ça, ajoute-t-il précipitamment, c’est pour l’entretien avec le juge, vous comprenez…

— Elle souffre le moins possible. Nous avons une certaine expérience dans ce domaine.