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Camille fait signe qu’il comprend, il va devoir aller chez Anne. Il fait oui de la tête, ce que ça peut l’emmerder ces choses-là…

— Autre chose, reprend la standardiste. (Elle fait une mine aguichante, un air de petite fille charmeuse, totalement raté.) Pour les contraventions, demande-t-elle, vous pouvez intervenir ou c’est trop demander ?

Putain de métier.

Camille, épuisé, tend la main, fataliste. La fille ne demande pas trois secondes, elle ouvre son tiroir. Il y a au moins quarante PV. Elle sourit, comme si elle lui montrait un trophée. Elle n’a pas deux dents de la même taille.

— Bon, dit-elle d’un ton cajoleur. Là, je fais la nuit mais… pas tous les jours.

— C’est noté, dit Camille.

Putain de métier.

Les contraventions ne tiennent pas toutes dans sa poche, il les répartit, à droite, à gauche. Chaque fois que les portes vitrées s’ouvrent, l’air de l’extérieur vient le gifler mais le réveille à peine.

Tellement fatigué, Camille.

Pas de transfert prévu. Rien avant un jour ou deux, dit la fille au téléphone. Je ne vais pas poireauter deux jours sur le parking. Il y a déjà suffisamment de temps que j’attends.

Il est presque vingt heures. Drôle d’horaire pour un flic. Il s’apprêtait à sortir mais il est devenu soudain tout pensif, absorbé par ses pensées, il regarde les portes vitrées comme si elles ne le concernaient pas. Dans quelques instants, il va quitter les lieux.

Le moment est venu.

Je démarre, je vais me garer à l’autre extrémité, personne ne se place à cet endroit, trop éloigné des entrées, juste contre le mur d’enceinte, à deux pas de la sortie de secours par laquelle je pourrai sortir si Dieu le veut. Et il a intérêt à vouloir parce que je ne me sens pas vraiment d’humeur…

Se glisser hors de la voiture, retraverser le parking en restant bien à l’abri derrière les véhicules stationnés, j’arrive rapidement à l’issue de secours.

Voici le couloir. Personne.

Au passage, j’aperçois, de loin, de dos, la silhouette du petit flic qui continue de remâcher ses pensées.

Il va bientôt avoir d’autres occasions de méditer, je vais le propulser dans la stratosphère, moi, ça va pas traîner.

19 h 45

Tandis qu’il pousse la porte vitrée conduisant au parking, Camille repense au coup de téléphone de la préfecture et prend soudain conscience que le hasard vient de le désigner comme l’être le plus proche d’Anne. Évidemment, ce n’est pas vrai, mais c’est lui qui a été prévenu, lui qui a la charge d’informer les autres.

Quels autres ? se demande-t-il. Il a beau fouiller, il ne connaît pas « les autres » dans la vie d’Anne. Il a croisé quelques-unes de ses collègues, il revoit notamment une femme d’une quarantaine d’années aux cheveux peu fournis, avec des grands yeux fatigués, marchant à pas mesurés, on dirait qu’elle grelotte. « Une collègue… », a dit Anne. Camille cherche son nom. Charras, Charron… Charroi, le nom lui revient. Ils traversaient le boulevard, elle portait un manteau bleu, elles se sont fait un petit signe de connivence, un sourire, Camille l’a trouvée touchante. Anne a détourné la tête. « Une vraie gale… », a-t-elle chuchoté en souriant.

Il appelle toujours Anne sur son portable. Avant de quitter l’hôpital, il cherche le numéro fixe de son travail. Il est vingt heures mais sait-on jamais. Une voix de femme :

— Wertig & Schwindel, bonjour. Nos bureaux…

Camille ressent une brusque poussée d’adrénaline. Sur le coup, il a cru que c’était la voix d’Anne. Il est bouleversé parce qu’il a vécu la même circonstance avec Irène. Un mois après sa mort, il a appelé par erreur son propre numéro, il est tombé sur la voix d’Irène : « Bonjour, vous êtes bien chez Camille et Irène Verhœven. Nous ne sommes pas là pour le… » Foudroyé, il a éclaté en sanglots.

Laisser un message. Il balbutie : je vous appelle au sujet d’Anne Forestier, elle est hospitalisée, elle ne pourra pas… (quoi ?) reprendre son travail… pas tout de suite, un accident… pas grave, enfin, si (comment dire ?), elle va vous rappeler rapidement… si elle le peut. Une prestation empêtrée, filandreuse. Il raccroche.

L’agacement de soi monte à la vitesse d’une marée galopante.

Il se retourne, la standardiste le regarde, l’air de se marrer.

20 h 00

Voici le deuxième étage.

À droite, l’escalier. Tout le monde préfère l’ascenseur, on ne voit jamais personne dans les escaliers. Surtout dans les hôpitaux, on se ménage.

Le Mossberg est équipé d’un canon de quarante-cinq centimètres et des poussières. Avec une poignée de pistolet, l’ensemble tient sans difficulté dans la grande poche intérieure de l’imperméable. Ça oblige à marcher un peu raide, une allure de robot, très guindée, parce qu’il faut tenir l’arme serrée contre la cuisse, mais impossible de faire autrement, on doit être prêt à tirer ou à détaler. Ou les deux. Quoi qu’on fasse, l’important est d’être précis. Et motivé.

Le petit flic est descendu, elle est seule dans sa chambre. S’il n’est pas encore parti, d’en bas il va entendre le raffut, il a intérêt à se remuer pour remonter sinon c’est la faute professionnelle. Je ne parie pas lourd sur son avenir.

Arrivée au premier. Le couloir. Traverser le bâtiment, voici l’escalier opposé. Monter au second.

L’avantage du service public : ils ont tellement de boulot, personne ne fait attention à vous. Dans le couloir, des familles angoissées, des amis impatients, on entre et on sort des chambres sur la pointe des pieds, comme dans une chapelle, l’institution intimide, on croise des infirmières affairées à qui on n’ose pas adresser la parole.

Le couloir est libre. Un vrai boulevard.

La chambre 224 est à l’extrémité opposée, idéalement située pour le repos maximal. Question repos, on va quand même donner un coup de main.

Quelques pas vers la chambre.

Il faut ouvrir la porte avec précaution, un fusil à canon scié qui chute brutalement sur le sol dans un couloir d’hôpital, ça inquiète tout de suite, les gens ne cherchent pas à comprendre. La poignée de la porte plie avec une douceur d’ange, le pied droit dans l’ouverture, le Mossberg passe d’une main dans l’autre, l’imperméable s’ouvre largement, elle est allongée dans le lit, du seuil j’aperçois ses pieds, comme des pieds de morte, immobiles, abandonnés, en me penchant légèrement voici le corps entier…

Merde, quelle tête !

Je l’ai vraiment bien arrangée.

Elle dort la tête sur le côté, elle bave, ses paupières sont gonflées comme des outres, pas le genre de fille qu’on a envie de séduire. Ce qui me revient, c’est l’expression « la tête au carré ». Très juste, très imagée. La sienne, on dirait un bloc, comme un carton à chaussures, ce sont les bandages sans doute, mais rien que la couleur de la peau, c’est impressionnant. Du parchemin. Ou de la bâche. Et toute boursouflée. Si elle avait des projets de sortie, il va falloir remettre à plus tard.

Rester sur le seuil et, surtout, bien montrer le fusil.

On n’est pas venu les mains vides.

Malgré la porte grande ouverte sur le couloir, elle continue de dormir. C’est bien la peine de se déplacer, pour être accueilli comme ça, merci bien. Habituellement, les grands blessés sont un peu comme les bêtes, ils sentent les choses. Elle va se réveiller, c’est une question de secondes. L’instinct de conservation. Ses yeux vont tomber sur le fusil, ils se connaissent bien, elle et lui, ils sont copains quasiment.