Quand elle sort de son sac sa main pleine d’encre, Anne s’inquiète aussitôt des dégâts. La voilà qui cherche une solution, qui trouve, sur sa droite, un bac de plantes. Elle pose le sac sur la bordure en bois et commence à tout sortir.
Elle est passablement agacée mais il y a plus de peur que de mal. D’ailleurs, quand on la connaît un peu, on ne voit pas ce qu’il y aurait à craindre, Anne ne possède rien. Ni dans son sac ni dans sa vie. Ce qu’elle porte sur elle, n’importe qui pourrait se l’offrir. Elle n’a acheté ni appartement ni voiture, elle dépense ce qu’elle gagne, pas plus mais jamais moins. Elle n’épargne pas parce que ce n’est pas dans sa culture : son père était commerçant. Juste avant de faire faillite, il s’est enfui avec la caisse d’une quarantaine d’associations dont il s’était fait récemment élire trésorier, on ne l’a jamais revu. Ce qui explique sans doute qu’Anne a un rapport assez distant à l’argent. Ses dernières inquiétudes financières remontent à l’époque où elle élevait seule sa fille, Agathe, c’est déjà loin.
Anne jette aussitôt le stylo dans la poubelle, enfourne son téléphone portable dans la poche de son blouson. Son portefeuille est taché, à jeter lui aussi, mais les papiers à l’intérieur sont intacts. Quant au sac, la doublure est humide mais l’encre n’a pas traversé. Anne se promet peut-être d’en acheter un autre dans la matinée, une galerie commerciale c’est l’endroit idéal, mais on ne le saura jamais parce que ce qui va suivre va l’empêcher de faire des projets. En attendant, tant bien que mal, elle tapisse le fond avec les mouchoirs dont elle dispose. Une fois tout cela terminé, ce qui la préoccupe, ce sont ses doigts pleins d’encre, aux deux mains maintenant.
Elle pourrait revenir à la brasserie mais retrouver le serveur est une perspective assez décourageante. Elle s’apprête néanmoins à s’y résoudre lorsqu’elle aperçoit, devant elle, un panneau indiquant des toilettes publiques, ce qui n’est pas si fréquent dans ce genre de lieu. C’est un espace situé juste après la pâtisserie Cardon et la joaillerie Desfossés.
C’est à partir de ce moment que les choses s’accélèrent.
Anne parcourt les trente mètres qui la séparent des toilettes, elle pousse la porte et se trouve face aux deux hommes.
Ils sont entrés par l’issue de secours qui donne sur la rue Damiani et se dirigent vers l’intérieur de la galerie.
À une seconde près… Oui, c’est ridicule, mais c’est une évidence : si Anne était entrée cinq secondes plus tard, ils auraient déjà remonté leurs cagoules et tout aurait été bien différent.
Sauf que ça se passe ainsi : Anne entre, tout le monde est surpris et se fige.
Elle regarde tour à tour les deux hommes, surprise par leur présence, leur tenue et surtout leurs combinaisons noires.
Et leurs armes. Des fusils à pompe. Même quand on ne connaît rien aux armes, c’est très impressionnant.
Un des types, le plus petit, pousse un grognement, c’est peut-être un cri. Anne le regarde, il est ébahi. Elle tourne ensuite la tête vers l’autre. Il est plus grand, avec un visage dur, rectangulaire. La scène ne dure que quelques secondes mais les trois personnages restent muets, fixes, aussi stupéfaits les uns que les autres, tout le monde est pris de court. Les deux hommes remontent précipitamment leur cagoule. Le plus grand lève son arme, se tourne à demi, et comme s’il tenait une hache et s’apprêtait à abattre un chêne, il frappe Anne en plein visage avec la crosse de son fusil.
De toutes ses forces.
Lui explose littéralement la tête. Il pousse même un han qui vient du ventre, comme les tennismen quand ils tapent dans une balle.
Anne part en arrière, tente de s’agripper à quelque chose mais ne rencontre rien. Le coup a été si soudain et si violent qu’elle a l’impression que sa tête s’est détachée du reste du corps. Elle est projetée plus d’un mètre derrière elle, l’arrière de son crâne heurte la porte, elle écarte les bras et s’effondre au sol.
La crosse en bois a ouvert à peu près la moitié du visage, de la mâchoire jusqu’à la tempe, elle a écrasé la pommette gauche qui s’est fendue comme un fruit, explosant la joue sur une dizaine de centimètres, le sang a jailli aussitôt. De l’extérieur le bruit a ressemblé à celui d’un gant de boxe dans un sac d’entraînement. Pour Anne, de l’intérieur, c’est comme un coup de marteau mais un marteau d’une vingtaine de centimètres de large, tenu et assené à deux mains.
L’autre homme se met à hurler, l’air furieux. Anne l’entend mais très vaguement parce que son esprit a beaucoup de mal à retrouver son cap.
Comme si de rien n’était, le plus grand s’avance vers Anne, dirige le canon de son arme vers sa tête, l’arme d’un large coup sec et s’apprête à tirer lorsque son complice hurle à nouveau. Bien plus fort, cette fois. Peut-être même l’attrape-t-il par la manche. Anne, groggy, ne parvient pas à ouvrir les yeux, seules ses mains s’agitent, s’ouvrent et se ferment sur le vide, dans un mouvement spasmodique et réflexe.
L’homme qui tient le fusil à pompe s’interrompt, se retourne, hésite : c’est vrai que des coups de feu, c’est la façon la plus sûre de faire arriver les flics avant d’avoir commencé, tous les professionnels vous le diront. Pendant une seconde, il balance sur la jurisprudence à suivre et une fois son choix arrêté, il se retourne de nouveau vers Anne et lui décoche une longue série de coups de pied. Au visage et au ventre. Elle tente d’esquiver mais, même si elle en trouvait la force, elle en est empêchée par la porte contre laquelle elle est coincée. Pas d’issue. D’un côté la porte contre laquelle elle est plaquée, de l’autre l’homme, en équilibre sur le pied gauche, qui la frappe violemment de l’extrémité de sa chaussure. Entre deux salves, Anne reprend fugitivement sa respiration, le type s’arrête un court instant et, sans doute parce qu’il n’obtient pas le résultat escompté, il décide de passer à une méthode plus radicale : il retourne son fusil, le lève au-dessus de sa tête et se met à la pilonner à coups de crosse. À toute force, à toute volée.
On dirait qu’il essaye d’enfoncer un pieu dans un sol gelé.
Anne se contorsionne pour se protéger, se détourne, glisse dans son sang, déjà abondant, et croise ses deux mains sur sa nuque. Le premier coup arrive au niveau de l’occiput. Le second, mieux ajusté, lui écrase les doigts.
Le changement de méthode ne fait pas l’unanimité parce que l’autre homme, le plus petit, s’accroche maintenant à son complice et l’empêche de continuer à frapper en lui agrippant le bras et en criant. Qu’à cela ne tienne, le type abandonne son projet, retour à la pratique artisanale. Il recommence à shooter dans le corps d’Anne, des coups bien alignés, portés avec une très grosse chaussure en cuir, du genre dont s’équipent les militaires. Il vise la tête. Ramassée sur elle-même, Anne continue de s’abriter de ses bras, les coups pleuvent sur le crâne, la nuque, les avant-bras, le dos, on ne sait pas combien de coups de pied, les médecins diront au moins huit, le légiste plutôt neuf, allez savoir, ça tombe de tous les côtés.
C’est à ce moment qu’Anne perd connaissance.
Pour les deux hommes, l’affaire semble réglée. Mais le corps d’Anne bloque la porte qui conduit à la galerie marchande. Sans se concerter, ils se penchent, le plus petit saisit Anne par un bras et tire vers lui, la tête de la jeune femme cogne et roule sur le carrelage. Lorsque la porte peut enfin s’ouvrir, il relâche le bras qui retombe lourdement mais dans une position presque gracieuse, les mains de certaines madones sont ainsi peintes, sensuelles et alanguies. S’il avait assisté à cette partie de la scène, Camille aurait tout de suite discerné l’étrange ressemblance du bras d’Anne, cet abandon, avec celui de La Victime ou L’Asphyxiée de Fernand Pelez, ce qui aurait été très mauvais pour son moral.