Elle se méfie un peu. À l’école, elle a fait une option sur les femmes battues, elle sait que les maris sont pugnaces, tout à fait capables de poursuivre leurs épouses jusque dans un hôpital. Elle revient sur ses pas et jette un œil dans la chambre 224. Cette patiente ne fait que pleurer, tout le temps, chaque fois qu’on entre dans sa chambre, elle est en train de pleurer, elle n’arrête pas de passer ses doigts sur son visage, de suivre la ligne de ses lèvres, elle parle en masquant sa bouche avec le dos de sa main. Deux fois on l’a trouvée devant la glace de la salle de bain alors qu’elle tient à peine sur ses jambes.
Tout de même, se dit-elle en repartant (parce que ça la rend soucieuse), qu’est-ce qu’il pouvait avoir sous son imperméable, cet homme, qui faisait comme un manche à balai, et pendant le court instant où l’imper s’est entrouvert… comme de l’inox, du métal. Qu’est-ce qui peut ainsi ressembler à un canon de fusil ? Elle pense à une béquille.
Elle en est là de ses réflexions lorsque, de l’autre extrémité du couloir, surgit le policier, le petit, celui qui est là depuis le début de l’après-midi — fait pas un mètre soixante, chauve, un beau visage mais sévère, ne sourit pas —, il court comme un fou, presque à la bousculer, il ouvre la porte de la chambre à la volée, se précipite, on dirait qu’il va se vautrer sur le lit, il crie :
— Anne, Anne…!
Pour y comprendre quelque chose… Il est policier mais à le voir comme ça, on dirait son mari.
La patiente, elle, est très agitée. Elle tourne la tête en tous sens et devant le flot des questions, elle lève une main : arrête de crier. Le policier répète :
— Ça va ? Ça va ?
Je suis obligée de lui demander de se calmer. La patiente laisse retomber son bras sur le drap et me regarde. Ça va…
— Tu as vu quelqu’un ? demande le policier. Quelqu’un est entré ? Tu l’as vu ?
Sa voix est grave, angoissée. Il se retourne vers moi.
— Quelqu’un est entré ?
Dire oui, enfin, pas vraiment, non…
— Quelqu’un s’est trompé d’étage, un monsieur, il a ouvert la porte…
Il n’attend pas la réponse, se tourne de nouveau vers la patiente, la fixe intensément, elle hoche la tête, on dirait qu’elle perd le fil de sa pensée. Elle ne dit rien, fait simplement non de la tête. Elle n’a vu personne. Maintenant, elle se laisse couler dans le lit, remonte les draps jusque sous son menton, elle pleure. Forcément, le petit policier lui fait peur, avec ses questions. Il est excité comme une puce. J’interviens.
— Monsieur, vous êtes dans un hôpital !
Il fait signe que oui mais on voit bien qu’il pense à autre chose.
— D’ailleurs, les visites sont terminées.
Il se redresse :
— Il est parti par où ?
Et comme je ne réponds pas assez vite :
— Votre type, là, qui s’est trompé de chambre, il est parti par où ?
Je prends le pouls de la patiente. Je dis :
— L’escalier, là…
Vous parlez si je m’en fous maintenant, ce qui m’intéresse c’est la patiente. Les maris jaloux, c’est un autre métier.
Je n’ai pas fini ma phrase qu’il détale comme un lapin. Je l’entends, dans le couloir, qui se précipite sur la porte, qui prend l’escalier, j’écoute, impossible de savoir s’il monte ou s’il descend.
Et cette histoire de fusil, j’ai rêvé ou quoi ?
L’escalier en béton brut résonne comme dans une cathédrale. Camille attrape la rampe, dévale les premières marches. Et s’arrête.
Non. Ce serait lui, il monterait.
Demi-tour. Ce ne sont pas des marches normalisées, elles doivent faire chacune un demi-centimètre de plus que la normale, dix marches vous êtes fatigué, vingt vous êtes épuisé. Surtout Camille, avec ses petites jambes.
Il arrive à l’étage hors d’haleine, hésite, à sa place, je monterais encore un étage ? Oui ? Non ? Il se concentre, non, je sortirais là, sur ce palier. Dans le couloir, Camille percute un médecin qui crie aussitôt :
— Eh ben alors !
Juste le temps de l’apercevoir, pas d’âge, blouse repassée (on voit encore les plis), des cheveux uniformément blancs, il s’est arrêté, les deux poings dans ses poches, l’air effaré de voir surgir ce type aussi excité…
— Vous avez croisé quelqu’un ? hurle Camille.
Le médecin prend sa respiration, adopte une contenance de dignité, s’apprête à une repartie.
— Un homme, merde ! crie Camille. Vous avez croisé un homme ?
— Non… euh…
Camille, ça lui suffit amplement, il se retourne, ouvre la porte comme s’il voulait l’arracher, reprend l’escalier puis le couloir, d’abord à droite, puis à gauche, hors d’haleine, personne nulle part, il revient sur ses pas, il court, quelque chose lui dit (la fatigue peut-être) qu’il fait fausse route, dès que vous vous dites ça, vous commencez à courir moins vite, d’ailleurs ce serait impossible d’accélérer, voilà Camille à l’extrémité du couloir, un angle droit, il bute sur un mur avec une armoire électrique dont la porte, deux mètres de haut, est criblée de symboles indiquant tous : « Danger de mort ». Merci du renseignement.
Le grand art consiste à ressortir comme on est venu.
C’est le moins facile, il faut force, concentration, vigilance, lucidité, qualités rares chez un seul homme. Pour les braquages, c’est un peu pareil, c’est toujours vers la fin que ça risque de partir en torche, on arrive avec des résolutions pacifiques, on rencontre de la résistance et si on manque de calme, on se retrouve à arroser la foule au calibre 12 et on laisse derrière soi un carnage simplement dû à un petit manque de sang-froid.
Mais la voie a été libre jusqu’au bout. Hormis un toubib, planté dans l’escalier, à se demander ce qu’il foutait là et que j’ai esquivé, personne.
Au rez-de-chaussée, sortie à pas rapides. Les gens ici ont beau être pressés, l’hôpital n’est pas un lieu où on court, alors quand vous pressez le pas on vous suit des yeux, mais je suis dehors avant que quiconque ait eu le temps de réagir. D’ailleurs, réagir à quoi ?
Juste à droite, le parking. L’air frais fait du bien. Tenir le Mossberg bien droit sous l’imperméable, on ne va pas commencer à effrayer les patients, d’autant qu’aux urgences ils sont déjà mal en point. Et puis, l’ambiance ici est assez calme.
Là-haut, en revanche, ça doit s’exciter. Le mirmidon doit humer l’atmosphère, le museau en l’air comme les chiens de prairie, chercher à comprendre ce qui se passe.
La petite infirmière, elle, ne doit pas être bien certaine, un fusil… et quoi encore ?
Elle en parle à ses collègues, tu rigoles, un fusil, tu es sûre que c’était pas un canon de 70 ?
Et vas-y sur les blagues, qu’est-ce que tu bois pendant le service, tu fumes quoi en ce moment ?
Une autre dit : quand même, tu devrais en parler à…
Et tout ça, c’est plus de temps qu’il n’en faut pour traverser le parking, rejoindre la voiture, monter, démarrer tranquillement, prendre la file des véhicules qui quittent l’hôpital, en trois minutes je suis dans la rue, je tourne à droite, le feu rouge.
À cet endroit, il y aura une fenêtre de tir.
Et sinon, ce sera juste après.
Quand on est motivé…
Camille se sent battu mais il a tout de même accéléré le pas.