Il a choisi l’ascenseur, cette fois, le temps de reprendre haleine. Il serait seul, il taperait du poing sur la cloison. Il se contente d’une profonde respiration.
En débouchant dans le hall d’accueil, il confirme son analyse de la situation. La salle d’attente est pleine, des patients, du personnel, des ambulanciers ne cessent d’entrer et de sortir, sur sa droite un couloir donne vers des issues de secours, un autre sur la gauche débouche sur le parking.
Et ce n’est que l’une des sept ou huit possibilités pour quitter le bâtiment sans se faire remarquer.
Interroger qui ? Prendre des dépositions, des témoignages ? Les dépositions de qui ? Le temps de faire venir une équipe, les deux tiers des patients auront été remplacés par de nouveaux venus.
Il se donnerait des gifles.
Tout de même, il remonte à l’étage, se pointe à la porte du bureau des infirmières. La fille aux lèvres gonflées, Florence, est penchée sur un registre. Sa collègue ? Non, elle ne sait pas, elle dit cela sans lever les yeux. Mais devant l’insistance de Camille :
— Nous avons beaucoup de travail, dit-elle.
— Raison de plus, elle ne doit pas être bien loin…
Elle veut répondre mais il est déjà sorti. Il fait les cent pas dans le couloir, passe la tête dès que s’ouvre la porte d’une chambre, s’il le faut il ira visiter les toilettes des femmes, dans l’état où il est rien ne l’arrêtera, mais ce n’est pas la peine, la fille apparaît.
Elle a l’air contrarié, elle passe sa main sur son crâne rasé, Camille le dessine en pensée, très régulier, cette tonsure donne à son visage un aspect très fragile, on dirait qu’elle est impressionnée mais c’est trompeur, en fait elle est solide. Sa première réponse le confirme. Elle parle en marchant, Camille est obligé de courir à ses côtés :
— Le monsieur s’est trompé de chambre, il s’est excusé…
— Vous avez entendu sa voix ?
— Pas vraiment, je l’ai juste entendu s’excuser…
Mais courir comme ça, à côté d’une jeune fille dans un couloir d’hôpital pour tenter d’obtenir les informations dont il a absolument besoin pour sauver la vie de la femme qu’il aime, Camille, ça le fait exploser. Il attrape le bras de la fille, elle est contrainte de s’arrêter et de regarder vers le bas pour trouver son regard et elle est saisie par la détermination qu’elle y lit, d’autant qu’il lui parle d’une voix calme, sombre, orageuse :
— Je vais vous demander de vous concentrer, mademoiselle…
Camille lit le prénom inscrit sur son badge : « Cynthia ». Des parents nourris aux séries TV.
— Vous allez vous concentrer, Cynthia. Parce que j’ai absolument besoin de savoir…
Elle raconte, l’homme devant la porte ouverte qui se retourne, la tête baissée, la confusion sans doute, un imperméable, il a l’air de marcher un peu raide mais bon… Ensuite, il emprunte l’escalier et un homme qui s’enfuit ne monte pas, il descend, c’est l’évidence, non ?
Camille soupire et dit oui, bien sûr, c’est l’évidence.
21 h 30
— Elle va arriver…
Le responsable de la sécurité n’aime pas ça. D’abord, il est tard, il a fallu se rhabiller. Un soir de match, en plus. C’est un ancien gendarme, assez sourcilleux, tout en ventre, pas de cou, un sanguin, nourri au charolais. Pour visionner le travail des caméras, il faut une autorisation. Signée du juge. En bonne et due forme.
— Au téléphone, vous m’avez dit que vous l’aviez…
— Non, dit Camille avec assurance. Je vous ai dit que j’allais l’avoir.
— C’est pas ce que j’ai compris.
Genre têtu. Généralement, Camille négocie, mais cette fois, il n’a ni l’envie ni le temps de faire le tour.
— Et vous avez compris quoi ? demande-t-il.
— Bah, que vous aviez une comm…
— Non, coupe Camille, je ne vous parle pas de la commission rogatoire, je vous parle du type qui est entré dans votre hôpital avec un fusil de chasse, vous avez compris quoi ? Vous avez compris qu’il était monté au deuxième étage dans le but de dézinguer une de vos patientes ? Et que s’il avait trouvé du monde sur son chemin, il aurait sans doute tiré dans le tas ? Et que s’il revient et qu’il fait un massacre, vous allez plonger la tête la première et vous retrouver à la diète ?
De toute manière, ce sont les caméras qui couvrent l’entrée des urgences, il y a peu de chances que l’homme, s’il existe, soit passé par là, il n’est pas idiot. S’il existe.
D’ailleurs, sur la plage horaire où il pouvait être là, rien de particulier. Camille revérifie. Le responsable de la sécurité danse d’un pied sur l’autre et souffle fort pour manifester son exaspération. Camille se penche sur l’écran, le flot des ambulances, des véhicules du Samu et des particuliers, des gens qui entrent et sortent, blessés, pas blessés, marchant ou courant. Rien de saillant qui puisse aider Camille.
Il se lève et s’en va. Revient sur ses pas, appuie sur le bouton, éjecte le DVD, et s’en va.
— Vous me prenez pour un con ? s’égosille le responsable. Et le PV ?
Camille, d’un geste : on verra ça plus tard.
Il est déjà de retour sur le parking. Ce serait moi, se dit-il en observant les alentours, je passerais par le côté. L’issue de secours. Il se penche sur la porte pour y voir de près. Doit sortir ses lunettes. Pas de trace d’effraction.
— Quand vous allez fumer dehors, qui vous remplace ?
La question s’impose. Camille est revenu à l’accueil, il est allé au fond du hall et à main gauche il a trouvé, comme par hasard, le couloir qui conduit à une issue de secours.
Ophélia sourit de toutes ses dents jaunes.
— On n’a déjà pas de remplaçant pour les congés maternité, ils ne vont pas nous en donner pour les pauses-cancer !
Venu ? Pas venu ?
En regagnant sa voiture, il écoute ses messages.
— Michard ! (Ton cassant.) Rappelez-moi. N’importe quand, je n’ai pas d’heure. Dites-moi où vous en êtes. Et de toute manière, votre rapport demain matin à la première heure, n’est-ce pas ?
Camille se sent seul. Très seul.
23 h 00
La nuit, dans les hôpitaux, c’est quelque chose. Même le silence a l’air en sursis. Ici, aux urgences, les civières ne cessent de sillonner les couloirs, on perçoit des cris, parfois lointains, des éclats de voix, des pas précipités, des sonneries.
Anne parvient à s’endormir mais d’un sommeil agité, plein de coups, de sang, elle sent sous sa main le ciment du passage Monier, ressent avec une exactitude hyperréaliste la pluie de verre s’abattre sur elle, revit la chute contre la vitrine et le bruit des détonations dans son dos, elle halète, la petite infirmière avec l’anneau dans la lèvre hésite à la réveiller. Ça n’est d’ailleurs pas la peine, à la fin du film Anne se réveille toujours en sursaut, elle se redresse en hurlant. Devant elle, l’image de l’homme qui rabat sa cagoule sur son visage, suivie de la crosse de son fusil en gros plan qui s’apprête à s’écraser sur sa pommette.
Dans son sommeil, du bout des doigts, Anne touche son visage, rencontre des points de suture, puis ses lèvres, elle cherche ses dents, trouve les gencives, des morceaux de dents cassées qui dépassent, comme des chicots.
Il voulait la tuer.
Il va revenir. Il veut la tuer.
Jour 2
6 h 00
Rien dormi de la nuit. Quand il s’agit des émotions, Doudouche a des antennes.
Hier soir, Camille a dû repasser au bureau liquider tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de faire dans la journée, il est rentré épuisé, s’est couché tout habillé sur le canapé, Doudouche est venue contre lui, ils n’ont plus bougé de la nuit. Il ne l’a pas nourrie, oublié, elle ne réclame rien, elle comprend qu’il est soucieux. Elle ronronne. Camille connaît par cœur les plus fines nuances de son ronronnement.