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Il n’y a pas si longtemps encore, des nuits pareilles, blanches, tendues, nerveuses ou cafardeuses, étaient des nuits pour Irène. Avec elle. Il remuait leur vie passée, des images douloureuses. Il n’y avait pas de sujet plus important que la mort d’Irène. Il n’y en avait pas d’autre.

Camille se demande ce qui lui fait le plus mal aujourd’hui, son inquiétude pour Anne, le spectacle de son visage, ses douleurs ou justement ce glissement de toutes ses pensées vers elle, insensiblement, au fil des jours, des semaines. Il y a une forme de vulgarité dans le fait de passer ainsi d’une femme à l’autre, il se sent assujetti à une banalité. Refaire sa vie, il n’y a jamais pensé, mais sa vie est en train de se refaire toute seule, presque malgré lui. Et pourtant, ce qui est tenace, peut-être définitif, ce sont les images d’Irène, déchirantes. Elles résistent à tout, au temps, aux rencontres. Enfin… à la rencontre, parce qu’il n’en a pas fait d’autre.

Anne, il l’a acceptée parce qu’elle n’est, dit-elle, qu’une passagère. Elle a aussi ses propres deuils, elle ne veut pas de projet. Sauf que, même sans projet, elle campe aujourd’hui dans sa vie. Et dans la sempiternelle distinction entre celui qui aime et celui qui est aimé, Camille ne sait pas quelle place il tient.

Ils se sont rencontrés au printemps. Début mars. Il y avait quatre ans qu’il avait perdu Irène, deux ans qu’il était remonté à la surface, pas fringant mais en vie. Il menait l’existence sans risque et sans désir des hommes promis à la solitude. Un homme de sa taille ne trouve pas des femmes si facilement, peu importe, ça ne lui manquait plus.

Les rencontres sont toujours un peu des miracles.

Anne, qui n’est pas d’un naturel colérique, n’a fait un esclandre dans un restaurant qu’une seule fois dans sa vie (elle l’a juré la main sur le cœur avec un sourire fondant), il a fallu que ce soit ce jour-là, chez Fernand, que Camille finisse de dîner deux tables plus loin et que la dispute tourne à l’empoignade.

Il y a des dégâts, des insultes, de la vaisselle, des plats renversés, des couverts en gerbe sur le sol, les clients se lèvent, demandent leurs manteaux, on a appelé Police secours, le patron, Fernand, vocifère en chiffrant les dommages à des montants astronomiques. Anne, elle, s’est soudain arrêtée de hurler. Voyant la scène, elle est saisie d’un fou rire.

Son regard croise celui de Camille.

Camille ferme les yeux un court instant, prend sa respiration, se lève sans hâte, montre sa carte.

Se présente. Commandant Verhœven, Brigade criminelle.

Il semble sorti de nulle part. Anne ne rit plus, elle le regarde avec inquiétude.

— Ah, vous tombez bien ! hurle le patron.

Et puis il a un doute.

— Euh… comment ça, la Criminelle ?

Camille hoche la tête, grosse fatigue. Il attrape le bras du patron, lui fait faire quelques pas.

Et deux minutes plus tard, il quitte le restaurant en compagnie d’Anne qui ne sait plus si elle doit rire, se sentir soulagée, remercier, s’inquiéter. Elle est libre et, comme tout le monde, elle ne sait pas très bien quoi en faire de sa liberté. Camille comprend qu’à cet instant, comme n’importe quelle femme, elle s’interroge sur la nature de la dette qu’elle vient de contracter. Et sur la manière de rembourser.

— Vous lui avez dit quoi ? demande-t-elle enfin.

— Que vous étiez en état d’arrestation.

Il ment. En fait, il l’a menacé d’une descente de police par semaine. Jusqu’à fermeture de l’établissement par assèchement de la clientèle. Abus de pouvoir caractérisé. Il a honte mais le type n’avait qu’à faire des profiteroles acceptables.

Anne, elle, renifle le mensonge mais elle le trouve drôle.

Lorsque au bout de la rue, ils croisent le car de Police secours qui se précipite chez Fernand, elle offre son meilleur sourire, le ravageur, celui avec les fossettes qui se creusent un peu, qui plisse les minuscules ridules sous les yeux verts… Du coup, dans la tête de Camille, cette question de la dette se met à peser lourd. Alors, arrivé à la station, il tranche :

— Vous prenez le métro ?

Anne réfléchit.

— Je préfère le taxi.

Camille trouve ça parfait. Dans tous les cas, il aurait choisi l’inverse. Il se contente d’un petit signe de la main, au revoir, et il dégringole les marches avec une fausse lenteur, en réalité il fait le plus vite possible. Il disparaît.

Ils ont couché ensemble le lendemain.

Quand Camille a quitté la Brigade, en fin de journée, Anne était en bas, sur le trottoir. Il a fait mine de ne pas la voir, il a poursuivi son chemin jusqu’au métro et quand il s’est retourné, Anne était toujours à la même place, sereine. La manœuvre l’a fait sourire. Il était fait comme un rat.

Ils sont allés dîner. Soirée classique. Décevante même, si n’avait plané au-dessus d’eux ce fond d’ambiguïté qui tenait à cette question de la dette et qui rendait la circonstance à la fois excitante et navrante. Pour le reste, que se disent une femme et un homme de quarante et cinquante ans lorsqu’ils se rencontrent, ils tâchent de minimiser leurs échecs sans les masquer tout à fait, d’évoquer leurs plaies sans les exhiber, d’en dire le moins possible. Camille a raconté l’essentiel, en trois mots, sur Maud, sa mère…

— Je me disais aussi…, a dit Anne.

Et devant l’œil interrogatif de Camille :

— J’ai vu quelques-unes de ses toiles. (Elle a hésité.) Montréal ?

Camille a été surpris qu’elle connaisse l’œuvre de sa mère.

Anne, elle, a évoqué sa vie à Lyon, son divorce, elle avait tout quitté et il suffisait de la regarder pour comprendre que c’était loin d’être achevé. Camille aurait aimé en savoir plus. Quel homme ? Quel mari ? Quelle histoire ? L’éternelle curiosité des hommes sur l’intimité des femmes.

Il lui a demandé si elle voulait gifler le patron tout de suite ou s’il pouvait régler l’addition. Le rire d’Anne est certainement ce qui a tout fait basculer. Tellement féminin.

Camille, qui n’avait pas touché une femme depuis des temps immémoriaux, n’a rien eu à faire, Anne s’est couchée sur lui, le reste est venu tout seul, sans un mot, c’était à la fois très triste et très heureux. De l’amour, quoi.

Ils ne se sont pas revus. Mais un peu quand même, de temps en temps. Comme s’ils se touchaient du bout des doigts. Anne est contrôleur de gestion, elle passe la majorité de son temps à visiter des agences de voyages et à en vérifier l’organisation, les comptes, toutes ces choses auxquelles Camille ne comprend rien. Elle n’est jamais plus de deux jours par semaine à Paris. Ces départs, ces absences, ces retours donnaient à leurs rencontres une allure chaotique, imprévisible, l’impression de se retrouver toujours par hasard. Déjà, à ce moment, ils ne savaient pas à quoi ressemblait leur histoire, on verrait, on sortait, on dînait, on se couchait, ça montait, ça montait.

Camille cherche à quel moment il a pris conscience de la place que cette histoire prenait dans sa vie. Pas souvenir.

Sauf que l’arrivée d’Anne a mis à distance la mort d’Irène, cette page incandescente. Il se demande si l’être nouveau capable de vivre sans Irène a enfin fait son apparition en lui. Oublier est inévitable. Mais oublier, ce n’est pas guérir.

Aujourd’hui il est électrisé par ce qui arrive à Anne. Il se sent responsable non pas de la circonstance, il n’y peut rien, mais du dénouement qui dépend de lui, de sa volonté, de sa détermination, de sa compétence, c’est écrasant.