Doudouche a cessé de ronronner pour dormir tout à fait. Camille se soulève, la chatte glisse sur le côté avec un soupir de mécontentement, il va jusqu’au secrétaire, un « carnet d’Irène » est là, il y en avait d’innombrables, il ne reste plus que celui-ci, le dernier, les autres ont été jetés un soir de colère, de découragement. Un carnet saturé d’images d’elle, Irène à une table, levant son verre en souriant, endormie, pensive, Irène ici et là. Il le repose. Ces quatre années sans elle auront sans doute été les plus éprouvantes, les plus malheureuses de sa vie, et il ne peut malgré tout s’empêcher de les considérer comme les plus intéressantes, les plus vibrantes. Il ne s’est pas éloigné de son passé. C’est ce passé qui est devenu (il cherche les mots) plus nuancé ? Plus discret ? Amorti ? Comme le reste dans une addition qu’il n’aurait pas effectuée. Anne n’a rien à voir avec Irène, ce sont deux galaxies différentes, à des années-lumière l’une de l’autre, mais qui convergent toutes deux vers le même point. Ce qui les sépare, c’est qu’Anne est là tandis qu’Irène est partie.
Camille se souvient qu’Anne aussi a failli partir mais elle est revenue. C’était en août. Il est très tard. Elle est debout devant la fenêtre, nue, pensive, les bras croisés, elle dit : « C’est fini, Camille », sans même se retourner vers lui. Puis elle s’habille sans un mot. Dans les romans, ça demande une minute. Dans la réalité, une femme nue qui se rhabille, ça prend un temps fou. Camille reste assis, ne bouge pas, on dirait un homme surpris par un orage, résigné.
Et elle part.
Camille n’a pas esquissé un geste, il comprend. Son départ ne provoque pas un cataclysme, mais un accablement profond et une douleur sourde. Il regrette cette fuite mais il la comprend parce qu’il la pensait inévitable. À cause de sa taille, il y a souvent chez lui des réflexes d’indignité. Il reste ainsi longtemps, puis enfin il bascule, s’allonge sur le canapé, il peut être minuit.
Il ne saura jamais ce qui se passe à cet instant-là.
Anne est partie depuis plus d’une heure, soudain il se lève, il va jusqu’à la porte, sans la moindre hésitation, poussé par une certitude inexplicable il ouvre. Anne est assise dans l’escalier, sur la première marche, dos à lui, les genoux entre ses bras.
Après quelques secondes, elle se lève, le contourne, entre dans l’appartement, se couche tout habillée sur le lit et se retourne contre le mur.
Elle pleure. Camille a connu ça autrefois avec Irène.
6 h 45
L’immeuble, de l’extérieur, n’a pas trop mauvaise mine mais dès l’entrée on sent à quel point il part à l’abandon. La rangée de boîtes aux lettres en aluminium prêtes à rendre l’âme semble gagnée par la désolation. La dernière boîte indique « Anne Forestier », sixième étage, écrit de sa main, de son écriture ravageuse, à l’extrémité de l’étiquette le e et le r sont pressés l’un contre l’autre, pour ne pas déborder, ils en deviennent illisibles.
Camille délaisse le minuscule ascenseur.
Il n’est pas sept heures lorsqu’il frappe trois coups discrets à la porte d’en face.
La voisine ouvre aussitôt, comme si elle attendait son arrivée, la main sur la poignée. Mme Roman, la propriétaire de l’appartement. Elle reconnaît Camille tout de suite. C’est l’avantage de sa taille, personne ne l’oublie. Il sert son mensonge.
— Anne a dû partir précipitamment… (Il imite le sourire bienveillant de l’ami lucide et patient, à la recherche d’une complicité.) Tellement vite que naturellement, elle en a oublié la moitié.
Le « naturellement », de facture très machiste, plaît beaucoup à la voisine. Mme Roman est une femme seule, proche de la retraite, au visage rond et poupin, on dirait une enfant prématurément vieillie. Elle boite un peu, une maladie de la hanche. Pour le peu que Camille en a vu, elle est effroyablement ordonnée, elle met de la méthode jusque dans le moindre détail.
Elle plisse immédiatement les yeux d’un air entendu, se détourne, tend la clé à Camille :
— Rien de grave, au moins ?
— Non, non, non… (Il sourit largement.) Rien de grave. (Il désigne la clé.) Je la conserve jusqu’à son retour…
Impossible de savoir si c’est une information, une question, une demande, la voisine hésite, Camille en profite pour faire un geste de remerciement.
La kitchenette est d’une propreté frappante. Dans le petit appartement, rien ne traîne. Les filles et la propreté, se dit Camille, cette obsession… Un double salon dont la seconde partie sert de chambre, le canapé se transforme en lit deux places, avec un grand trou au milieu, une fosse, on y roule toute la nuit, on finit par dormir l’un sur l’autre. Ça n’a pas que des inconvénients. Et une bibliothèque d’une centaine de livres de poche dont le choix échappe à toute logique, quelques bibelots que Camille la première fois a trouvés assez quelconques. L’ensemble lui a fait une impression un peu triste.
— J’avais très peu d’argent. Je ne m’en plains pas, a répondu Anne, pincée.
Il a voulu s’excuser. Elle lui a coupé l’herbe sous le pied.
— C’est la rançon du divorce.
Quand elle dit des choses graves, Anne vous regarde en face, avec un air de défi presque, on la dirait prête à n’importe quel affrontement.
— J’ai tout laissé quand j’ai quitté Lyon, j’ai tout acheté ici, les meubles, tout, d’occasion. Je ne voulais plus rien. Je ne veux plus rien. Plus tard, peut-être, mais aujourd’hui, ça me convient très bien.
Ce lieu est transitoire. Le mot est d’Anne. L’appartement est transitoire, leur relation est transitoire. C’est certainement pour cela qu’ils sont bien ensemble. Elle dit aussi :
— Le plus long, après un divorce, c’est de nettoyer.
Toujours cette question de la propreté.
La tenue bleue des urgences ressemble à une camisole, Camille a décidé de lui rapporter quelques vêtements. Il pense que ce sera bon pour son moral. Il imagine même que si tout va bien, elle pourra faire quelques pas dans les couloirs, descendre à la maison de la presse du rez-de-chaussée.
Mentalement, il s’était fait une petite liste, maintenant qu’il est là, il ne se souvient plus de rien. Si, le survêtement violine. Du coup, la chaîne associative commence à se dérouler, des tennis, celles avec lesquelles elle court, sans doute celles-ci, usagées, il y a encore du sable sous les semelles. Ensuite, c’est plus difficile. Quoi prendre ?
Camille ouvre la petite penderie, pas tant de choses que ça d’ailleurs pour une fille. Un jean, se dit-il, quel jean ? Il en attrape un. Tee-shirt, chandail, tout devient compliqué. Il abandonne, il fourre ce qu’il a trouvé dans un sac de sport, des sous-vêtements, il ne choisit pas.
Et les papiers.
Camille s’avance jusqu’à la commode. Au-dessus, un miroir mural largement piqueté qui doit dater de la construction de l’immeuble et dans le coin duquel Anne a glissé une photo : Nathan, son frère. Il semble avoir vingt-cinq ans, un garçon au physique banal, souriant et réservé. Est-ce parce que Camille sait deux ou trois choses de lui, sur ce cliché il lui trouve un visage lunaire, comme dépassé par les événements. C’est un scientifique. Il paraît qu’il est très mal organisé, il fait même pas mal de dettes, Anne renfloue. Comme une mère, « d’ailleurs, c’est tout à fait ce que je suis », dit-elle. De tout temps, elle a toujours renfloué. Elle en sourit, comme d’une anecdote, mais on sent bien qu’il s’agit d’un souci. Le studio, les études, les loisirs, on dirait qu’Anne a subvenu à tout, il est difficile de savoir si elle s’en félicite ou s’en désole. Nathan est photographié sur une place, ça pourrait être l’Italie, il y a du soleil, des gens en chemise.