Camille ouvre la commode. Le tiroir de droite est vide. Dans celui de gauche, quelques enveloppes éventrées, une ou deux factures de vêtements, de restaurant, des prospectus surtout, portant le cachet de son agence de voyages, mais rien de ce qu’il cherche, ni carte Vitale ni carte de mutuelle, ce devait être dans son sac. En dessous, ce sont des affaires de sport. Il revient en arrière, il s’attendait à des feuilles de paie, des relevés de banque, des factures d’eau, de téléphone. Rien. Il se retourne. Son regard tombe sur la statuette, la cuillère à la nageuse, la jeune femme taillée dans un bois sombre, allongée sur le ventre, avec sa coiffure à pans triangulaires. Et un cul d’anthologie. Camille la lui a offerte. Musée du Louvre. Anne et lui étaient allés voir tout le Vinci disponible, Camille lui avait tout expliqué, il est intarissable sur le sujet, encyclopédique, et à la boutique, ils sont tombés sur cette jeune fille sortie intacte de la XVIIIe dynastie égyptienne avec son derrière d’un galbe mythologique.
— Je te jure, Anne, tu as le même, exactement.
Elle a souri, manière de dire je voudrais bien mais c’est gentil. Camille, lui, était certain. Elle s’est demandé s’il était sincère ou non. Il s’est penché vers elle, insistant.
— Je t’assure.
Avant qu’elle ait esquissé un geste, il l’a achetée. Le soir, il a procédé aux comparatifs, en connaisseur, Anne a beaucoup ri au début, puis elle a geint, ensuite, vous voyez. Après, Anne a pleuré, elle pleure parfois après l’amour. Camille se dit que ça doit être aussi pour nettoyer.
Et justement, collée contre le mur, la statuette semble punie, un espace vide la sépare des DVD qu’Anne range sur cette étagère. Le regard de Camille effectue un large arc de cercle. Il est un dessinateur exceptionnel grâce à son sens de l’observation et sa conclusion ne tarde pas.
L’appartement a été visité.
Retour au tiroir de droite, il est vide parce qu’il a été intégralement fouillé. Camille va se pencher sur la porte d’entrée, sur la serrure. Rien. Donc ce sont eux, ils ont trouvé l’adresse d’Anne et la clé de son appartement dans son sac, que le braqueur a emporté avec lui en quittant le passage Monier.
Est-ce le même homme que celui qui est venu à l’hôpital ou sont-ils plusieurs et se partagent-ils la tâche ?
La proportion que prend cette chasse a quelque chose d’absurde. Cet acharnement sur Anne semble démesuré par rapport à la circonstance. Quelque chose nous échappe, se répète Camille. Quelque chose que nous n’avons pas vu, pas compris.
Avec les documents personnels qu’ils ont saisis ici, ils savent probablement tout d’elle, où la trouver, ses points de chute éventuels, Lyon, Paris, le bureau où elle travaille, d’où elle vient, où elle peut aller pour se réfugier, ils savent tout.
La pister et la retrouver devient un jeu d’enfant.
La tuer un exercice de style.
Anne met un pas dehors, elle est morte.
Il ne peut pas parler de cette visite à la divisionnaire. Sauf à avouer qu’il connaît Anne intimement et qu’il a menti depuis le début. Hier, rien d’autre qu’un doute. Aujourd’hui, rien d’autre qu’une suspicion. Devant la hiérarchie, ce sera indéfendable. On peut faire venir les techniciens du laboratoire scientifique, avec des gars comme ceux qui sont entrés ici, on ne trouvera rien, pas de trace, rien.
De toute manière, Camille est entré dans l’appartement sans commission rogatoire, sans autorisation, il est entré parce qu’il avait le moyen d’obtenir la clé, parce qu’elle l’a chargé d’aller chercher ses papiers de sécurité sociale, la voisine peut témoigner qu’il vient régulièrement et depuis longtemps…
La somme de ses mensonges commence à s’allonger dangereusement. Mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur à Camille.
C’est de savoir Anne en état de survie. Et lui tellement impuissant.
7 h 20
— On ne me dérange jamais.
Si quelqu’un avec qui vous travaillez vous répond une chose pareille au téléphone à sept heures du matin, ne vous posez aucune question, c’est un danger public. Surtout quand ce quelqu’un est commissaire divisionnaire.
Camille commence à raconter.
— Votre rapport…? coupe la commissaire.
— C’est en cours.
— Et donc…?
Camille reprend depuis le début, il cherche les mots, tâche de se montrer technique. Le témoin est hospitalisé et selon toute vraisemblance, le braqueur est allé à l’hôpital, il est monté à sa chambre et il a tenté de la dézinguer.
— Attendez, commandant, je ne comprends pas. (Elle surjoue chaque mot, comme si son intelligence se heurtait à un mur infranchissable.) Ce témoin, Mme Foresti, elle…
— Forestier.
— Si vous voulez. Elle dit qu’elle n’a vu personne entrer dans sa chambre, c’est ça ? (Elle ne lui laisse pas le temps de répondre, ce ne sont pas des questions.) L’infirmière, elle, prétend qu’elle a vu quelqu’un mais finalement elle n’est pas sûre, alors quoi ? D’abord « quelqu’un », c’est qui ? Et même si c’est le braqueur, en fin de compte, il est venu ou il n’est pas venu ?
Il n’y a pas de regret à avoir. Le Guen, à sa place, aurait eu la même réaction. Depuis que Camille a demandé cette affaire, tout semble tourner en sens contraire.
— Moi, affirme Camille, je vous dis qu’il est venu ! L’infirmière a aperçu un fusil.
— Oh, reprend la commissaire d’un ton admiratif. Formidable ! Elle a « aperçu »… Alors, dites-moi, l’hôpital a déposé plainte ?
Camille sait, depuis le début de la conversation, à quoi tout ça va aboutir. Il essaye quand même mais il ne veut pas trop se frotter à sa supérieure. Elle ne doit pas ses promotions au hasard. Et l’amitié de Le Guen, si elle lui a servi à obtenir cette affaire quasiment par effraction, ne va pas le protéger longtemps, elle va même le desservir.
Camille a des picotements aux tempes, un coup de chaud.
— Non, il n’y a pas de plainte. (Ne pas s’énerver, se montrer patient et pondéré, explicatif, convaincant.) Mais je vous dis, moi, que ce type est venu. Il n’a pas eu peur d’entrer dans l’hôpital avec un fusil. L’infirmière évoque une arme qui pourrait ressembler au fusil à pompe utilisé pendant le braquage et…
— « Qui pourrait ressembler »…
— Pourquoi vous ne voulez pas me croire ?
— Parce que sans plainte, sans élément tangible, sans témoignage, sans preuve, sans rien de palpable, j’ai un peu de mal à imaginer qu’un simple braqueur vienne assassiner un témoin dans un hôpital, voilà pourquoi !
— Un « simple » braqueur ? s’étrangle Camille.
— Oui, je reconnais, il semble assez brutal mais…
— « Assez » brutal ?
— Bon, commandant, vous n’allez pas répéter tout ce que je dis en ajoutant des guillemets ! Vous me demandez une protection policière pour ce témoin comme s’il s’agissait d’un repenti en partance pour le tribunal !
Camille ouvre la bouche. Trop tard.
— Je vous donne un képi. Deux jours.
La réponse est d’une rare bassesse. Ne donner personne, ce serait être dans son tort en cas d’incident. Et donner un képi pour arrêter un tueur armé, ça revient à proposer un paravent pour stopper un tsunami. Sauf que, vu de son côté, la divisionnaire a sacrément raison.