Je dépasse le lycée, je tourne à droite. La maison est moins grande que ses voisines, le parc est plus modeste et pourtant, entre les mains du propriétaire de ces lieux, il passe chaque année, en butin de braquages et de cambriolages, de quoi construire une tour à la Défense. C’est un type méfiant, onctueux, qui change sans cesse de protocole. Il a dû faire récolter les deux sacs de bijoux par un commissionnaire à la consigne de la gare du Nord.
Un endroit pour ramasser la came, un autre pour évaluer, un troisième pour négocier.
Il fait payer très cher la sécurité de la transaction.
9 h 30
Camille brûle de l’interroger. Qu’a-t-elle vu exactement, dans ce passage Monier ? Mais lui montrer son véritable degré d’inquiétude c’est admettre qu’elle est en danger, à l’apeurer, ajouter de l’angoisse à la douleur.
Quand même, il est bien obligé d’y revenir.
— Mais quoi ? hurle Anne. Vu quoi ? Quoi ?
Question repos, la nuit ne lui a servi à rien, elle en est sortie plus épuisée qu’en y entrant. Elle est extrêmement nerveuse, toujours au bord des larmes, on le perçoit au vibrato de sa voix, mais elle s’exprime avec un peu plus de netteté que la veille, les syllabes passent mieux.
— Je ne sais pas, dit Camille. Ça peut être n’importe quoi.
— Quoi ?
Camille écarte les mains.
— C’est juste pour être sûr, tu comprends ?
Non, Anne ne comprend pas. Mais elle accepte de chercher, elle penche la tête pour regarder Camille sous un autre angle. Lui ferme les yeux, calme-toi, aide-moi.
— Tu ne les as pas entendus parler ?
Anne ne bouge pas, il n’est pas certain qu’elle ait compris la question. Puis elle fait un geste évasif, impossible à interpréter, Camille se penche.
— Serbe, je crois…
Camille bondit.
— Comment ça, « serbe » ? Tu connais des mots serbes ?
Il est franchement sceptique. Lui, des Slovènes, Serbes, Bosniaques, Croates, Kosovars, il en croise de plus en plus, ils arrivent à Paris par vagues, mais depuis qu’il les rencontre, il n’a jamais été fichu de faire la différence entre leurs langues.
— Non, je ne suis pas sûre…
Puis elle renonce, elle abandonne et retombe lourdement sur ses oreillers.
— Attends, attends, insiste Camille, c’est important…
Anne rouvre les yeux et articule péniblement :
— Kraj… je crois.
Camille n’en revient pas, c’est comme s’il découvrait subitement que la greffière du juge Pereira parle couramment le japonais.
— Kraj ? C’est du serbe ?
Anne approuve mais elle ne semble pas bien sûre d’elle.
— Ça veut dire « stop ».
— Mais… Anne, comment tu sais ça ?
Anne ferme les yeux, l’air de dire qu’il est vraiment pénible, qu’il faut tout le temps lui répéter les choses.
— J’ai fait les pays de l’Est pendant trois ans…
Impardonnable. Elle lui a expliqué mille fois. Quinze ans d’expérience dans le voyage international. Avant de s’occuper de gestion, elle organisait des séjours sur quasiment toutes les destinations du monde. Et notamment tous les pays de l’Est sauf la Russie. De la Pologne à l’Albanie.
— Ils parlaient tous serbe ?
Anne se contente de faire non mais il faut expliquer, avec Camille, il faut toujours tout expliquer.
— J’ai entendu une seule voix… Dans les toilettes. L’autre, je sais pas… (Elle articule mal mais on comprend bien.) Camille, je ne suis pas sûre…
Mais pour lui, la configuration se confirme : celui qui hurle, qui rafle les bijoux, qui bouscule son complice, celui-là est serbe. Et celui qui se charge de la surveillance des lieux : Vincent Hafner.
C’est lui qui tabasse Anne, lui qui téléphone à l’hôpital, lui qui est monté jusque dans la chambre, sans doute lui qui est entré dans l’appartement d’Anne. Et lui, pas d’accent.
La standardiste est formelle.
Vincent Hafner.
À l’heure du scanner, Anne demande des béquilles. Déjà, pour comprendre ce qu’elle veut, il faut du temps. Camille traduit. Elle a décidé de s’y rendre à pied. Les infirmiers lèvent les yeux au plafond et s’apprêtent à l’emporter sans autre forme de procès, elle hurle, se dégage en force et s’assoit sur le lit les bras croisés. C’est non.
Cette fois, pas de doute, tout le monde comprend. L’infirmière de l’étage arrive, Florence, avec ses grosses lèvres de poisson, sûre d’elle, ça n’est pas raisonnable, madame Forestier, on va vous transporter jusqu’au scanner, à l’étage du dessous, ça ira très vite, elle repart sans attendre la réponse, toute sa conduite vise à montrer qu’elle a du travail par-dessus la tête et qu’on ne va pas commencer à l’emmerder avec des gamineries qui… Mais avant qu’elle soit à la porte de la chambre, elle entend la voix d’Anne, étonnamment claire, les syllabes ne sont que de l’à-peu-près mais le sens n’échappe à personne : pas question, j’y vais à pied ou je reste ici.
L’infirmière revient sur ses pas, Camille tente de plaider la cause d’Anne, l’infirmière le fusille du regard, c’est qui d’abord, celui-là ? Il se recule, s’adosse au mur, selon lui, elle vient de gâcher sa dernière chance de trouver une issue simple et pacifique. On va bien voir.
L’étage commence à vibrer, des têtes apparaissent aux portes des chambres, les infirmières tentent de rétablir l’ordre, rentrez dans vos chambres, il n’y a rien à voir, alors forcément l’interne arrive, l’Indien au nom de quatre-vingts lettres, il est là du soir au matin, il doit faire des services aussi longs que son patronyme, payé comme une femme de ménage, normal, il est indien. Il s’approche d’Anne. Il écoute attentivement et tandis qu’il penche la tête vers elle, il détaille ses écchymoses, cette patiente, dans cet état, est assez laide mais ce n’est rien à côté de ce qui l’attend dans quelques jours, les jours suivants, l’évolution d’hématomes de ce type, c’est carrément effroyable. Il tâche de la raisonner d’une voix douce. Avant tout, il l’ausculte, personne ne comprend ce qu’il fait, le scanner n’attend pas les patients, l’heure c’est l’heure. Lui, au contraire…
L’infirmière s’impatiente, les infirmiers rongent leur frein. L’interne, lui, termine son auscultation puis il sourit à Anne et demande des béquilles. Ses collègues ont le sentiment d’être trahis.
Camille regarde la silhouette d’Anne, tassée sur ses béquilles, tenue aux épaules par un infirmier de chaque côté.
Elle avance lentement mais elle avance. Debout.
10 h 00
— C’est pas l’annexe du commissariat, ici…
Un bureau dans un désordre indescriptible. Il est chirurgien, on espère que c’est mieux rangé dans sa tête.
Dainville, Hubert, chef du service traumatologie. Ils se sont croisés la veille dans l’escalier de secours alors que Camille courait après son fantôme. Aperçu rapidement, il n’avait pas d’âge. Aujourd’hui, il a cinquante ans. Facile. Ses cheveux blancs sont naturellement ondulés, on sent qu’ils sont une fierté, l’emblème irrésistible de sa virilité vieillissante, ce n’est plus une coiffure, c’est une conception du monde. Des mains manucurées. Le genre d’homme qui porte des chemises bleues à col blanc et qui met une pochette à ses costumes. Un vieux beau. Il a dû essayer de sauter la moitié de son personnel et doit attribuer à son charme des succès qui ne sont que statistiques. Sa blouse est toujours impeccablement repassée mais il n’a plus du tout l’air d’un abruti, comme à la sortie de l’escalier. Autoritaire au contraire. D’ailleurs, il parle à Camille en faisant autre chose, comme si l’affaire était réglée, pas de temps à perdre.