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— Moi non plus, dit Camille.

— Quoi ?

Le docteur Dainville relève la tête, les sourcils froncés. Ne pas comprendre quelque chose, ça le blesse. Pas l’habitude. Il cesse de fourrager dans ses papiers.

— Je dis que moi non plus, je n’ai pas de temps à perdre, reprend Camille. Je vous vois très occupé, il se trouve que j’ai pas mal de boulot, moi aussi. Vous avez des responsabilités, moi aussi.

Dainville fait une moue. Pas très convaincu par l’argumentaire, il reprend ses fouilles administratives. Et comme le petit flic reste à la porte, qu’il n’a pas encore compris que l’entretien était terminé :

— Cette patiente a besoin de repos, lâche-t-il enfin. Elle a subi un traumatisme très violent. (Là, il fixe Camille.) Son état tient du miracle, elle pourrait être dans le coma. Elle pourrait être morte.

— Elle pourrait aussi être chez elle. Ou à son boulot. Tiens, elle pourrait même finir son shopping. Le problème, c’est qu’elle a croisé la route d’un type qui n’avait pas de temps à perdre, lui non plus. Un type comme vous. Qui pensait que ses raisons valent mieux que celles des autres.

Dainville relève brusquement les yeux sur Verhœven. Avec ce genre d’homme, vous êtes tout de suite dans la rivalité, c’est une chevelure blanche montée sur des ergots de coq. Pénible. Et pugnace. Il toise Camille.

— Je sais bien que la police s’estime partout chez elle mais nos chambres ne sont pas des salles d’interrogatoire, commandant. Ici, c’est un hôpital, pas un terrain de manœuvre. On vous voit cavaler comme un dératé à travers les couloirs, affoler le personnel…

— Vous pensez que je cours dans les couloirs pour faire de l’exercice ?

Dainville balaye l’argument.

— Si cette patiente représente un danger, pour elle ou pour l’établissement, vous la transférez dans un lieu plus sûr. Dans le cas contraire, vous nous foutez la paix et vous nous laissez travailler.

— Vous avez combien de places à la morgue ?

Dainville, surpris, fait un petit mouvement sec de la tête, toujours ce côté coq de basse-cour.

— Je vous demande ça, reprend Camille, parce que tant qu’on ne pourra pas interroger cette femme, le juge n’ordonnera aucun transfert. Vous n’opérez pas sans certitude, nous c’est pareil. Et notre problème ressemble beaucoup au vôtre. Plus on intervient tard, plus les dégâts sont importants.

— Je ne comprends rien à vos métaphores, commandant.

— Je vais être plus clair. Il est possible qu’un tueur soit à sa recherche. Si vous m’empêchez de travailler et qu’il vient faire un massacre dans votre hôpital, vous aurez un double problème. Pas assez de places à la morgue et, comme votre patiente est en état de répondre à nos questions, une inculpation pour entrave au travail de la police.

Il est curieux, ce Dainville, il fonctionne sur le modèle de l’interrupteur : le courant passe ou ne passe pas. Entre les deux, rien. Et là, d’un coup, il passe. Il regarde Camille, amusé, un sourire très sincère, avec des dents très égales, bien rangées, une porcelaine de bonne qualité. Et il aime la résistance, le docteur Dainville, il est bourru, hautain, malgracieux, mais il aime les complications. Agressif, belliqueux même, mais au fond, il aime être battu. Camille en a rencontré des tonnes de ces hommes-là. Ils vous laminent et quand vous êtes au sol, ils vous soignent.

Un côté féminin, c’est peut-être pour ça qu’il est médecin.

Ils se regardent. Dainville est un homme intelligent, il sent les choses.

— Bon, dit Camille calmement. Concrètement, on fait comment ?

10 h 45

— On ne m’opère pas, lâche-t-elle.

Il faut quelques secondes à Camille pour intégrer l’information. Il aimerait se réjouir mais il choisit la prudence.

— Bien…, dit-il d’un ton encourageant.

Les radios, le scanner confirment ce que le jeune interne lui a dit la veille. Il y aura de la chirurgie dentaire mais le reste va se remettre tout seul. Il restera sans doute un peu de cicatrices au niveau des lèvres, mais surtout de la joue gauche, ça veut dire quoi « un peu » ? Plusieurs ? Visibles ? Anne s’est scrutée dans la glace, ses lèvres ont tellement éclaté qu’il est difficile de savoir ce qui va rester ou disparaître. Quant à la cicatrice sur la joue, tant qu’elle est recouverte par les points de suture, impossible de se rendre compte.

Une affaire de temps, a dit l’interne.

Le visage d’Anne dit clairement que ce n’est pas du tout son avis. Et justement, du temps, Camille n’en a pas beaucoup non plus.

Il est venu pour faire passer un message essentiel. Ils sont seuls dans la chambre.

Il attend quelques secondes, puis il se lance :

— J’espère que tu pourras les reconnaître…

Anne fait un geste vague qui peut vouloir dire bien des choses.

— Celui qui t’a tiré dessus, tu m’as dit qu’il était assez grand… Il était comment ?

C’est ridicule d’essayer de la faire parler maintenant. L’Identité judiciaire va tout reprendre à zéro, insister de cette manière est même contre-productif. Pourtant :

— Séduisant, dit Anne.

Anne articule avec application. Camille se précipite :

— Quoi… comment ça, « séduisant » ?

Anne regarde autour d’elle. Camille n’en croit pas ses yeux : elle vient d’esquisser une sorte de sourire. Appelons cela un sourire, pour faire court, parce que ses lèvres se sont simplement retroussées sur trois dents cassées :

— Séduisant… comme toi…

Au cours de l’agonie d’Armand, Camille a ressenti cette impression à plusieurs reprises : au moindre mieux, on pousse le curseur du côté de l’optimisme le plus résolu. Anne esquisse une plaisanterie, pour un peu Camille se précipiterait à l’accueil pour exiger sa sortie. L’espoir est une saloperie.

Il voudrait répondre sur le même ton mais il est pris au dépourvu. Il bredouille, Anne a déjà refermé les yeux. Il est au moins certain qu’elle est lucide, qu’elle comprend ce qu’il dit. Il se lance mais il est interrompu par le portable d’Anne qui se met à vibrer sur la table de nuit. Camille le lui tend. Nathan.

— Ne t’inquiète pas, articule Anne d’emblée en fermant les yeux.

Elle a l’air patient de la grande sœur, légèrement excédée, qui prend sur elle. Camille perçoit la voix du frère, insistante, fébrile.

— Je t’ai tout dit dans mon message…

Anne fait beaucoup plus d’efforts pour parler normalement qu’avec Camille. Elle veut se faire comprendre mais surtout calmer son frère, le rassurer.

— Rien de plus à savoir, ajoute-t-elle, presque gaie. Et je ne suis pas seule, tu n’as pas à t’inquiéter.

Elle lève les yeux au ciel en direction de Camille, il a l’air pénible, le Nathan.

— Mais non ! Écoute, je dois aller à la radio, je te rappelle. Oui, moi aussi…

Elle éteint complètement son portable et le tend à Camille en soupirant.

Il en profite parce que leur intimité ne va pas durer longtemps. Son message essentiel :

— Anne… je ne devrais pas m’occuper de ton affaire, tu comprends ?

Elle comprend. Elle répond : « Mmm… », en dodelinant de la tête, ça veut dire oui.

— Tu comprends vraiment ?

Mmm… Mmm… Camille expire, évacuer la pression, pour lui, pour elle, pour eux deux.

— J’ai été un peu pris de vitesse, tu vois. Et après…