Il lui tient la main, la caresse du bout des doigts. Sa main à lui est plus petite mais masculine, fortement veinée, Camille a des mains très chaudes, toujours. Pour ne pas la terrifier, il doit trier dans ce qu’il peut lui dire.
Ne pas dire : le braqueur qui t’a passée à tabac s’appelle Vincent Hafner, il est très violent, il a tenté de te tuer et je suis certain qu’il va recommencer.
Dire plutôt : je suis là, tu es en sécurité.
Éviter : ma hiérarchie n’y croit pas mais si j’ai raison, il est dingue et il n’a peur de rien.
Préférer : on va le trouver très vite et tout sera terminé. Pour ça, il faut que tu nous aides à le reconnaître. Si tu peux.
Oublier : on va te mettre un képi à la porte pour la journée, c’est totalement vain parce que je t’assure, tant que ce gars-là sera en liberté, tu es en danger. Rien ne l’arrêtera.
Ne pas mentionner : la venue de ces types dans ton appartement, le vol de tes papiers, l’organisation qu’ils mettent en place pour te trouver. Ni les moyens dont dispose Camille, à peu près nuls. Par sa faute, en grande partie.
Dire : tout va très bien se passer, ne t’inquiète pas.
— Je sais…
— Tu vas m’aider, Anne, n’est-ce pas ? Tu vas m’aider ?
Anne hoche la tête.
— Tu ne dis à personne qu’on se connaît, d’accord ?
Anne dit oui. Il y a pourtant, dans son regard, une lueur circonspecte. Un nuage de malaise flotte au-dessus d’eux.
— L’agent, dehors, il est là pour quoi ?
Elle l’a aperçu dans le couloir quand Camille est entré. Il lève les sourcils. D’ordinaire, soit il ment avec un aplomb époustouflant, soit il s’y prend avec la maladresse d’un enfant de huit ans. Tout à fait le genre d’homme à passer du meilleur au pire sans transition.
— C’est…
Une seule syllabe suffit. Pour quelqu’un comme Anne, cette syllabe n’est même pas nécessaire. À quelque chose dans l’œil de Camille, à une milliseconde d’hésitation, elle saisit.
— Tu penses qu’il va venir ?
Camille n’a pas le temps de réagir :
— Tu me caches quelque chose ?
Camille hésite juste une seconde, lorsqu’il veut répondre non, Anne a déjà compris oui. Elle le regarde fixement. Il ressent son inutilité, leurs solitudes respectives dans ce moment où ils devraient s’étayer l’un sur l’autre. Anne dodeline de la tête, semble se demander : qu’est-ce que je vais devenir ?…
— Il est venu…, dit-elle enfin.
— Honnêtement, je n’en sais rien.
Ce n’est pas de cette manière que répond un homme qui, honnêtement, n’en sait rien. Aussitôt, Anne se met à trembler. Les épaules d’abord, les bras, son visage pâlit, elle regarde la porte, le décor de la chambre, comme si on venait de lui annoncer que ce lieu serait le dernier qu’elle connaîtrait, imaginez qu’on vous montre votre lit de mort. Maladroit comme jamais, Camille rajoute à la confusion :
— Tu es en sûreté.
C’est comme s’il l’avait insultée.
Elle tourne la tête vers la fenêtre et se met à pleurer.
Le plus urgent maintenant est qu’elle se repose. Qu’elle prenne des forces, toute l’énergie de Camille est tendue vers ce seul but. Si, sur les photos, elle ne reconnaît personne, l’enquête devient une route droite conduisant vers un ravin. Si elle donne un fil, juste le premier, Camille se sent assez fort pour tout rembobiner.
En finir. Vite.
Il en ressent des vertiges, comme s’il avait un peu bu, son épiderme grésille, le réel flotte un peu autour de lui.
Dans quoi est-il entré ?
Comment tout ça va-t-il finir ?
12 h 00
Le technicien de l’Identité a un nom polonais, les uns disent Krystkowiak, d’autres prononcent Krystoniak, il n’y a que Camille à bien le dire : Krysztofiak… Un type avec des rouflaquettes, un côté rocker nostalgique. Il porte son matériel dans une petite valise avec des coins en aluminium.
Le docteur Dainville leur a donné une heure, pensant que ça déborderait à deux. Camille sait que ce sera quatre. Le technicien, qui a un millier de séances à son actif, sait que ça peut prendre six heures. Et aller jusqu’à deux jours.
Il dispose d’un fichier de plusieurs centaines de clichés, il doit faire un tri sévère. Le but est de ne pas en montrer trop parce que au bout d’un moment toutes les têtes se ressemblent, l’épreuve devient totalement vaine. Il a noyé dans la masse celui de Vincent Hafner et de trois autres types dont on sait qu’ils ont été ses complices, on va bien voir. Et tout ce que le fichier connaît comme Serbes ou apparentés.
Il se penche vers Anne :
— Bonjour, madame…
Une jolie voix. Très douce. Des gestes lents, précis, sécurisants. Anne est redressée dans son lit, le visage tuméfié du haut en bas, une foule d’oreillers dans les reins, elle a dormi une heure. Pour montrer qu’elle y met du sien, elle esquisse une espèce de sourire, sans écarter les lèvres, à cause des dents cassées. En ouvrant sa valise pour installer son matériel, le technicien débite les phrases habituelles, parfaitement rodées. Depuis le temps.
— Ça peut aller très vite, des fois, on a de la chance !
Là, il sourit largement, pour encourager. Il essaye toujours de mettre une touche de légèreté dans la situation parce que lorsqu’il montre ses clichés à une personne, soit elle s’est fait démonter le portrait ou elle a assisté à une scène soudaine et violente, soit elle s’est fait violer, soit quelqu’un s’est fait assassiner sous ses yeux, ce genre de choses, donc l’atmosphère est rarement décontractée.
— Mais d’autres fois, poursuit-il avec une mine sérieuse, pondérée, il faut du temps. Alors, quand vous vous fatiguez, vous me le dites, d’accord ? On n’est pas pressés…
Anne hoche la tête. Son regard laiteux va vers Camille, elle comprend. Elle fait signe que oui.
C’est le signal, le technicien dit :
— OK, je vous explique comment on va procéder.
12 h 15
Sur le coup, et bien qu’il ne soit pas d’humeur, Camille pense à un gag ou à une provocation de la commissaire Michard, mais non, rien de plus sérieux. L’agent en uniforme qu’on lui a envoyé, c’est le képi qu’il a croisé la veille passage Monier, le type efflanqué avec des cernes bleus sous les yeux qui lui donnent l’air de sortir de la tombe. Camille, s’il était superstitieux, y verrait un sale présage. Or il est superstitieux. Le genre à se livrer à des gestes conjuratoires, il craint les mauvais signes et en voyant à la porte de la chambre d’Anne un flic à tête de mort, il a du mal à rester calme.
Le flic esquisse un salut de l’index vers la tempe, que Camille interrompt en cours de route.
— Verhœven, dit-il.
— Commandant…, répond tout de même le flic en lui tendant une main squelettique, froide.
Un mètre quatre-vingt-trois, évalue Camille.
Et organisé. Il a déjà rapatrié jusqu’au couloir la meilleure chaise de la salle d’attente. À côté de lui, posé contre le mur, un petit sac marin bleu. Sa femme doit lui préparer les sandwichs, le thermos, mais surtout Camille hume l’odeur de la cigarette. Il serait vingt heures et pas midi, il le foutrait à la porte à la seconde même parce qu’à la première cigarette le tueur embusqué observe son parcours, minute soigneusement son petit rituel, à la deuxième cigarette il vérifie le minutage, à la troisième il le laisse sortir et dès que le flic est à la distance maximale, il n’a plus qu’à monter dans la chambre et arroser Anne au fusil à pompe. On lui envoie le plus grand mais peut-être aussi le plus con. Rien de grave pour le moment. Camille imagine mal le tueur revenir aussi vite et en pleine journée.