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C’est la relève de la nuit qui sera névralgique. On avisera. Camille insiste quand même.

— Vous ne bougez pas d’ici, vous m’entendez ?

— Pas de problème, commandant ! répond le flic avec enthousiasme.

Ce genre de réponse, ça fait vraiment peur.

12 h 45

À l’autre extrémité du couloir, il y a une petite salle d’attente où personne ne vient jamais, elle est très mal placée, on se demande ce qu’elle fait là, on a voulu la transformer en bureau mais c’est interdit, a expliqué Florence, l’infirmière qui veut embrasser la vie à pleine bouche. Il paraît qu’il y a des normes, on doit la garder telle quelle, inutile. C’est le règlement. C’est européen. Du coup, le personnel a commencé à y stocker des fournitures, on manque terriblement de place. Au passage de la commission de sécurité, on entrepose tout ça sur des chariots au sous-sol, après quoi on les remonte, la commission de sécurité est très satisfaite, elle tamponne le formulaire au bon endroit.

Camille repousse deux piles de cartons de pansements et tire deux chaises. Sur un coin de table basse, il fait le point avec Louis (costume Cifonelli anthracite, chemise blanche Swann & Oscar, chaussures Massaro, tout est fait sur mesure, Louis est le seul flic de la Criminelle à porter sur lui le montant de son salaire annuel). Louis tient Verhœven informé du développement des enquêtes en cours, la touriste allemande s’est effectivement suicidée, l’automobiliste au poignard est identifié, il est en fuite, on l’aura dans deux ou trois jours, le criminel de soixante et onze ans a avoué son mobile : la jalousie. Camille expédie les affaires, on en revient à ce qui le préoccupe.

— Si Mme Forestier confirme qu’il s’agit d’Hafner…, commence Louis.

— Même si elle ne le reconnaît pas, le coupe Camille, ça ne veut pas dire que ce n’est pas lui !

Louis prend une discrète respiration. Cette nervosité n’est pas dans les usages de son chef. Vraiment, quelque chose ne va pas. Et il ne sera pas facile de lui expliquer qu’on a compris de quoi il s’agit…

— Bien sûr, admet Louis. Même si elle ne le reconnaît pas, ce peut être Hafner tout de même. Reste qu’il avait totalement disparu de la circulation. J’ai contacté les collègues qui se sont occupés du braquage de janvier — ils se demandent, par parenthèse, pourquoi ils ne sont pas chargés de cette affaire-ci…

Camille balaye l’air devant lui, rien à foutre.

— Personne ne sait où il se trouvait depuis janvier, les rumeurs sont allées bon train, on a parlé de l’étranger, de la Côte. Avec un mort sur le dos, surtout en fin de carrière, on comprend qu’il se soit fait discret, mais même ses relations proches n’ont pas l’air de savoir…

— « Pas l’air »…

— Oui, je me suis dit la même chose, quelqu’un doit bien être au courant, on ne disparaît pas comme ça du jour au lendemain. Ce qui est étonnant, c’est ce retour soudain. On l’imaginait plutôt rester en planque.

— On a repéré des fuites ?

La question du renseignement est entièrement ouverte. Des malfrats qui attaquent des magasins et qui se servent, il y en a tous les jours, mais les vrais professionnels, eux, ne passent à l’action qu’avec de relatives certitudes, quand le butin espéré vaut la peine encourue en cas de problème. Et donc la source du renseignement est toujours la première à laquelle s’intéresse la police, la partie commence généralement là. Pour ce qui concerne le passage Monier, l’employée arrivée en retard a été mise hors de cause. Alors, bien sûr, ça tombe sous le sens :

— On demandera aussi à Mme Forestier ce qu’elle faisait passage Monier, dit Camille.

La question sera posée pour la forme, parce que au fond, elle suppose à peine une réponse. Il la posera parce qu’il doit la poser, parce que en temps normal c’est celle qu’il poserait, voilà tout. Il ne comprend jamais rien au planning d’Anne, quels jours elle est à Paris, quels jours elle n’y est pas, il peine à mémoriser ses déplacements, ses rendez-vous, et se contente de savoir si elle est là ce soir, ou demain, le jour d’après c’est la grande inconnue.

Or Louis Mariani est un très bon flic. Ordonné, intelligent, bien plus cultivé qu’il n’est nécessaire, intuitif, et… et…? Et suspicieux. Bravo. Une qualité cardinale, pour un policier.

Par exemple, quand la divisionnaire Michard doute qu’Hafner soit entré à l’hôpital dans la chambre d’Anne avec un fusil, elle n’est que dubitative, mais quand elle demande à Camille ce qu’il fout et qu’elle exige son rapport journalier, elle est suspicieuse. Ou quand Camille se demande si Anne n’aurait pas vu autre chose que la tête des braqueurs, il est suspicieux.

Et quand Louis enquête sur une femme prise à partie dans un braquage, il s’interroge sur la raison qu’elle avait de se trouver à cet endroit, précisément à cet instant. Un jour de semaine où elle aurait dû travailler. À l’heure de l’ouverture des commerces. C’est-à-dire quand il n’y a quasiment pas d’autres passants, ni d’autres clients qu’elle. Il aurait pu le lui demander à elle mais de manière inexplicable, c’est toujours son chef qui l’interroge, cette femme, on pourrait presque croire à une chasse gardée.

Donc Louis ne l’a pas interrogée. Il a fait autrement.

Camille a posé le problème, formalité accomplie, il s’apprête à aborder le point suivant lorsqu’il est interrompu par le geste de Louis qui tend le bras vers le sol et fouille calmement dans sa sacoche. Il en sort un document. Depuis quelque temps, il met des lunettes pour lire. Généralement, se dit Camille, la presbytie arrive plus tard… Mais quel âge a-t-il donc, Louis ? C’est un peu comme s’il avait un fils, il est incapable de se rappeler son âge du premier coup, il le lui demande au moins trois fois par an.

Le document est une photocopie à l’en-tête de la bijouterie-joaillerie Desfossés. Camille à son tour chausse ses lunettes. Il lit « Anne Forestier ». Il s’agit du fac-similé d’un bon de commande pour une « montre de luxe », huit cents euros.

— Mme Forestier venait prendre livraison d’une commande effectuée dix jours plus tôt.

La bijouterie avait demandé ce délai pour faire exécuter la gravure. Le texte est indiqué sur le bon, en grandes lettres capitales parce qu’on ne peut pas faire d’erreur pour un cadeau de ce prix, une faute d’orthographe dans le nom, imaginez un peu la tête de la cliente… On lui demande même de l’écrire elle-même, de sa propre main, comme ça il n’y a pas de discussion possible en cas de pépin. Le document montre la grande écriture d’Anne.

Le nom à graver au dos de la montre : « Camille ».

Silence.

Les deux hommes retirent leurs lunettes. Leur synchronisme accentue la gêne. Camille ne lève pas les yeux, repousse légèrement la photocopie vers son adjoint.

— C’est… une amie.

Louis hoche la tête. Une amie. D’accord.

— Proche.

Proche. D’accord. Louis comprend qu’il a pas mal de retard. Que dans la vie de Verhœven, il a raté des épisodes. À la vitesse maximum, il fait le point de son handicap.

Il en est resté à Irène, il y a quatre ans. Ils se connaissaient bien, ils s’aimaient bien, Irène l’appelait « mon petit Loulou », elle le faisait rougir jusqu’aux oreilles en l’interrogeant sur sa vie sexuelle. Puis, après la mort d’Irène, ce fut la clinique où il s’est rendu régulièrement jusqu’à ce que Camille lui dise qu’il préférait être seul. Ils se sont ensuite croisés, de loin en loin. Et des mois plus tard, il a fallu la manipulation du divisionnaire Le Guen pour que Camille revienne[3], contraint et forcé, sur des affaires « dures », affaires de meurtre, d’enlèvement, de séquestration, d’assassinat… et qu’il demande à Louis de venir le rejoindre de nouveau. Entre la clinique et aujourd’hui, Louis ne sait pas ce que Camille a fait de sa vie. Or, dans la vie d’un homme aussi réglé que Verhœven, l’irruption d’une femme devrait se voir à de multiples signes, à des petites modifications dans le comportement, dans l’organisation du temps, toutes choses auxquelles Louis est généralement très sensible. Et il n’a rien vu, rien perçu. Jusqu’à aujourd’hui, il aurait dit que la présence d’une femme dans la vie de Verhœven était purement contingente, parce qu’une relation amoureuse forte dans la vie d’un veuf à fond dépressif, c’est autrement spectaculaire. Et pourtant, cette exaltation aujourd’hui, cette fièvre… Il y a là une contradiction que Louis ne parvient pas à réduire.

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Alex, Albin Michel, 2011 ; Le Livre de poche, 2012.