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Toute l’histoire pourrait s’arrêter là. L’histoire d’une circonstance malencontreuse. Mais le plus grand des deux hommes ne l’entend pas ainsi. Il est visiblement le chef et il prend très vite la mesure de la situation.

Que va-t-il se passer maintenant avec cette fille ?

Va-t-elle sortir de son évanouissement et se mettre à hurler ?

Ou faire irruption dans la galerie Monier ?

Pire : s’enfuir, sans qu’il s’en aperçoive, par la porte de secours et appeler à l’aide ?

Se cacher dans l’une des cabines des toilettes, prendre son portable et appeler la police ?

Il avance alors le pied pour maintenir la porte ouverte, se penche vers elle, l’attrape par la cheville droite et quitte les toilettes en la traînant sur le sol sur une trentaine de mètres, comme un enfant tire un jouet, avec cette facilité, cette indifférence à ce qui se passe derrière soi.

Le corps d’Anne bute ici et là, l’épaule cogne contre l’angle des toilettes, la hanche contre le mur du couloir, la tête dodeline au gré des secousses, heurte tantôt une plinthe, tantôt le coin de l’un des bacs de plantes qui bordent la galerie. Anne, ce n’est plus qu’un chiffon, qu’un sac, un mannequin amorphe, sans vie, qui se vide de son sang et traîne derrière lui une large trace rouge qui coagule au fil des minutes, le sang sèche vite.

Elle est comme morte. Lorsque l’homme la relâche, il abandonne sur le sol un corps désarticulé qu’il ne regarde même pas, ce n’est plus son affaire, il vient d’armer son fusil d’un geste sûr, définitif, qui dit toute sa détermination. Les deux hommes font irruption dans la joaillerie Desfossés en hurlant des ordres. Le magasin vient tout juste d’ouvrir. Un observateur, s’il y en avait un, ne manquerait pas d’être surpris par le décalage entre la brutalité dont ils font preuve dès leur entrée et le peu de monde qui se trouve dans la boutique. Les deux hommes aboient leurs ordres en direction du personnel (il n’y a que deux femmes), distribuent aussitôt les coups, dans le ventre, au visage, tout va très vite. Il y a des bruits de vitre cassée, des cris, des gémissements, des halètements de peur.

Est-ce l’effet de sa tête raclant le sol sur trente mètres, des secousses de ce transport, une soudaine pulsion de vie… c’est le moment où Anne tente de se reconnecter à la réalité. Son cerveau, comme un radar fou, cherche désespérément un sens à ce qui se passe mais rien à faire, sa conscience s’est égarée, littéralement anesthésiée par les coups, par la soudaineté de ce qui arrive. Quant à son corps, il est abruti par la douleur, impossible de faire bouger le moindre muscle.

Le spectacle du corps d’Anne traîné dans l’allée et gisant dans une mare de sang à l’entrée de la boutique va avoir un effet positif : il va donner un grand coup d’accélérateur à la situation.

Ne sont présentes que la patronne et une apprentie, une petite de seize ans, mince comme une feuille, qui se fait un chignon de vieille pour gagner un peu de prestance. Dès qu’elle voit entrer les deux hommes cagoulés et armés, qu’elle comprend qu’il s’agit d’un hold-up, elle ouvre la bouche comme un poisson, hypnotisée, sacrifiée, passive comme une victime prête à l’immolation. Ses jambes ne la portent pas, elle doit se retenir au comptoir. Avant que ses genoux cèdent, elle reçoit le canon d’une arme en plein visage, elle s’effondre lentement, comme un soufflé. Elle passera le reste du temps dans cette position, à compter les battements de son cœur, les bras en corbeille au-dessus de la tête comme si elle s’attendait à une chute de pierres.

La propriétaire de la joaillerie, elle, s’étrangle en découvrant le corps inanimé d’Anne tiré sur le sol par un pied, la jupe remontée jusqu’à la taille, et laissant derrière elle une large traînée de sang. Elle tente de prononcer un mot qui reste bloqué quelque part. Le plus grand des deux hommes s’est posté à l’entrée de la boutique, il surveille les abords, le plus petit s’est précipité sur elle, le canon de son arme devant lui. Il le lui rentre brutalement dans le ventre, à hauteur de l’abdomen. Elle retient tout juste une nausée. Il ne prononce pas un mot, ce n’est pas nécessaire, elle est déjà en pilotage automatique. Elle déverrouille maladroitement le système de sécurité, cherche les clés des vitrines mais elle ne les a pas toutes sur elle, elle doit se rendre dans l’arrière-boutique, c’est en faisant le premier pas qu’elle se rend compte qu’elle a pissé sous elle. Elle offre tout le trousseau d’une main tremblante. Elle ne le dira jamais dans aucune déposition mais à ce moment elle murmure à l’homme : « Ne me tuez pas… » Elle échangerait la Terre entière contre vingt secondes d’existence. Disant cela, sans qu’on le lui commande, elle se couche au sol, les mains sur la nuque, on l’entendra marmonner fiévreusement des paroles, ce sont des prières.

À constater la brutalité de ces hommes, on se demande vraiment si des prières, même ferventes, constituent une solution pratique. Peu importe, pendant les prières, on ne traîne pas, on ouvre toutes les vitrines et on vide le contenu dans de grands sacs en toile.

Le braquage est très bien organisé, il dure moins de quatre minutes. L’heure a été bien choisie, l’arrivée par les toilettes bien réfléchie, les rôles sont répartis de manière très professionnelle : tandis que le premier homme rafle les bijoux des vitrines, le second, près de la porte, campé sur ses jambes, solide et décidé, surveille la boutique d’un côté, la galerie de l’autre.

Une caméra vidéo, située à l’intérieur du magasin, montrera le premier braqueur ouvrant les vitrines, les tiroirs et raflant la mise. Une seconde caméra couvre l’entrée de la joaillerie et une petite partie de la galerie marchande. C’est sur les images de celle-ci que l’on voit Anne allongée dans le passage.

C’est à compter de cet instant que l’organisation du braquage est prise en défaut. À partir du moment où, sur les images, on voit Anne bouger. C’est infinitésimal, ça ressemble à un geste réflexe. Camille a d’abord douté, pas certain d’avoir bien vu, mais oui, pas de doute, Anne bouge… Elle remue la tête, la tourne de droite à gauche, très lentement. Camille connaît ce geste, à certains moments de la journée, quand elle veut se détendre, elle fait jouer ses cervicales et les muscles du cou, elle parle du « sterno-cléido-mastoïdien », Camille ne savait même pas que ça existait. Évidemment, cette fois le mouvement n’a ni l’amplitude ni la quiétude du geste de relaxation. Anne est allongée sur le côté, la jambe droite repliée, son genou touche sa poitrine, la jambe gauche est étendue, son buste est tourné de travers, on dirait qu’elle est en train de se retourner sur elle-même, sa jupe, largement retroussée, exhibe son slip blanc. Le sang coule abondamment de son visage.

Elle n’est pas allongée, elle a été jetée là.

Au début du braquage, l’homme qui reste près d’Anne a jeté de rapides coups d’œil vers elle mais comme elle ne bougeait plus, toute son attention s’est concentrée sur la surveillance des alentours. Il ne s’en occupe plus, il lui tourne le dos et ne s’aperçoit même pas qu’une rigole de sang a atteint son talon droit.

Anne, elle, sort à peine d’un cauchemar et cherche à donner du sens à ce qui se passe autour d’elle. Lorsqu’elle relève la tête, la caméra capte très brièvement son visage. C’est déchirant.