Louis regarde ses lunettes, posées sur la table, comme s’il s’attendait à ce qu’elles lui permettent de mieux voir la situation : donc Camille a une « amie proche ». Elle s’appelle Anne Forestier. Camille s’éclaircit la gorge.
— Je ne te demande pas d’entrer là-dedans, Louis. Moi, j’y suis jusqu’au cou. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle que j’agis contre les règles, ça me regarde, moi seul. Et tu n’as pas à partager ce genre de risque. (Il fixe son adjoint.) Je ne te demande rien d’autre qu’un peu de temps, Louis. (Silence.) Il faut que je boucle cette affaire très vite. Avant que Michard apprenne que je lui ai menti pour me faire charger d’une enquête sur une personne très proche. Si on arrête les types rapidement, tout ça devient du passé. Du moins, on pourra s’arranger avec. Mais dans le cas contraire, si l’affaire traîne en longueur et qu’on me prend la main dans le sac, tu la connais, elle va foutre un bordel noir. Et il n’y a aucune raison pour que tu plonges avec moi.
Louis n’a pas l’air d’être présent, il reste pensif, regarde autour de lui, on dirait qu’il attend un serveur pour passer sa commande. Finalement, il sourit tristement et désigne la photocopie.
— Ça ne va pas nous aider beaucoup ! dit-il. (Il a le ton d’un homme qui espérait une trouvaille et qui est sacrément déçu.) Vous ne trouvez pas ? Camille, c’est un prénom très répandu. On ne sait même pas s’il désigne un homme ou une femme…
Et comme Camille ne répond pas :
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse de ça…, conclut-il.
Il remonte son nœud de cravate.
Et sa mèche, main gauche.
Il se lève en laissant le document sur la table. Camille le ramasse, le roule en boule, le met dans sa poche.
13 h 15
Le technicien de l’Identité vient de replier ses affaires et de partir. Il a dit :
— Merci, je crois qu’on a bien travaillé.
La phrase qu’il prononce habituellement, quel que soit le résultat.
Malgré les étourdissements que cela provoque, Anne s’est relevée, elle est retournée à la salle de bain. Elle ne peut pas résister au besoin de se regarder, de vérifier l’étendue des dégâts. Sans les pansements autour de la tête, on ne voit plus que ses cheveux courts et sales, ils ont été rasés en deux endroits pour poser des points de suture. Comme des trous dans la tête. Des points de suture aussi sous la mâchoire. Aujourd’hui, le visage semble plus volumineux encore, c’est comme ça les premiers jours, tout le monde lui répète ça, ça enfle, oui, je sais, vous me l’avez déjà dit, merde, mais personne ne lui a décrit l’effet réel. Ça gonfle comme une outre, le visage devient congestionné, comme celui d’une alcoolique. Le visage d’une femme battue évoque la déchéance, Anne ressent un violent sentiment d’injustice.
Elle touche du bout des doigts ses pommettes, c’est une douleur sourde, diffuse, sournoise, on la dirait installée là pour l’éternité.
Et ces dents, mon Dieu, ça lui fait un effet poignant, elle ne sait pas pourquoi, elle pense que c’est comme si on lui avait fait l’ablation d’un sein, elle se sent atteinte dans son intégrité. Elle n’est plus la même, plus entière, on va lui poser de fausses dents, elle ne se remettra jamais de cette épreuve.
Maintenant, voilà. Elle vient de procéder à la reconnaissance, des dizaines de photos ont défilé. Elle a fait comme on le lui a demandé, elle s’est montrée obéissante, disciplinée, elle a tendu l’index quand elle a reconnu sa photo.
Lui.
Comment tout ça va finir ?
Camille à lui seul est bien incapable de la protéger et pourtant, sur qui d’autre peut-elle compter face à un homme qui a décidé de la tuer ?
Qui, sans doute, veut en finir. Comme elle. Chacun essaye d’en finir, à sa manière.
Anne essuie ses larmes, cherche des mouchoirs en papier. Pour se moucher, c’est toute une affaire, avec une fracture du nez.
13 h 20
Grâce à mon expérience, je finis presque toujours par obtenir ce que je veux. En ce moment, j’ai recours aux grands moyens parce que je suis pressé mais aussi parce que c’est mon tempérament. Je suis comme ça, impatient et expéditif.
J’ai besoin d’argent et je ne veux pas perdre celui que j’ai durement gagné. Cet argent, pour moi, c’est comme des points de retraite mais en beaucoup plus sûr.
Et je ne vais pas laisser n’importe qui siphonner mes perspectives d’avenir.
Alors, je mets les bouchées doubles.
Vingt minutes d’observation attentive après avoir sillonné les environs à pied puis en voiture puis de nouveau à pied. Personne. Je prends encore une dizaine de minutes à observer les alentours à la jumelle. Je confirme ma venue par un SMS, je presse le pas, je traverse l’usine, m’approche du camion, ouvre la porte arrière, je monte et je referme aussitôt.
Le véhicule est garé sur une friche industrielle, ce type trouve toujours des endroits comme ça, je ne sais pas comment il fait, il aurait dû faire dans le cinéma plutôt que dans l’armement.
L’intérieur du camion est rangé comme le cerveau d’un informaticien, tout à sa place.
Le receleur m’a consenti une courte avance, quasiment le maximum autorisé par la situation. À un taux d’intérêt qui mériterait une balle entre les deux yeux mais je n’ai pas le choix, il faut solder cette affaire : j’abandonne momentanément l’usage du Mossberg et je choisis un fusil à six coups, un M40A3 calibre 7,62. Dans l’étui, l’équipement complet, le silencieux, la lunette Schmidt & Bender, deux boîtes de munitions pour le tir de loin, net et précis, six coups à enchaîner. Pour le pistolet, j’opte pour un Walther P99 compact à dix coups muni d’un silencieux épatant d’efficacité. En prime, je prends un poignard de chasse Buck Special de quinze centimètres, c’est toujours très utile.
La greluche a déjà eu un aperçu de mes capacités.
Maintenant, on va passer à la vitesse supérieure, elle a besoin de sensations fortes.
13 h 30
C’est bien Vincent Hafner.
— La fille est absolument formelle. (Krysztofiak, le technicien de l’Identité, a rejoint Camille et Louis dans la petite pièce.) Elle a une bonne mémoire, dit-il, satisfait.
— Pourtant, elle ne les a pas vus bien longtemps…, risque Louis.
— Ça peut suffire, ça dépend surtout des circonstances. Des témoins peuvent voir un sujet pendant des minutes entières sans être capables de les reconnaître une heure après. D’autres aperçoivent un sujet une minute mais ses traits se gravent, on ne sait pas pourquoi.