Camille ne réagit pas, on dirait qu’on parle de lui : lui, il attrape un visage dans le métro, deux mois plus tard il vous le restitue à la ride près.
— Parfois, poursuit Krysztofiak, les sujets refoulent leurs souvenirs, mais un type qui vous passe à tabac et qui vous tire dessus quasiment à bout portant depuis sa voiture, vous avez tendance à vous en souvenir assez bien.
S’il y a de l’humour là-dedans, personne ne le discerne clairement.
— On a élagué avec les tranches d’âge, les catégories physiques, etc. Aucun doute pour elle, c’est Hafner.
Il affiche sur son écran la photo d’un homme d’une soixantaine d’années, grand, saisi en pied, lors d’une arrestation. Un mètre quatre-vingts, estime Camille.
— Quatre-vingt-un, précise Louis qui consulte la fiche signalétique et qui connaît son chef jusque dans ses silences.
Camille superpose mentalement l’homme dont il a l’image sous les yeux et le braqueur du passage Monier, cagoulé, armé, qui épaule et qui tire, qui avant a frappé à coups de crosse, à la tête, au ventre… Il avale sa salive.
La photo montre un homme large d’épaules, au visage anguleux, cheveux poivre et sel, sourcils blancs et minces qui accentuent un regard droit, sans intention. Un vieux de la vieille. Un farouche. Camille semble hypnotisé par la photographie. Louis observe les mains de son chef, elles tremblent.
— Les autres ? demande Louis, toujours volontaire pour les diversions.
Krysztofiak affiche sur son écran une trogne velue, photo prise de face, lumière anthropométrique, sourcils épais, regard noir.
— Mme Forestier a hésité un petit moment. On la comprend, pour nous ils se ressemblent pas mal, on s’y perd un peu. Elle a passé plusieurs clichés, elle est revenue sur celui-ci, elle a souhaité en voir d’autres mais elle reprenait toujours le même. On peut le tenir pour hautement probable. Il s’appelle Dušan Ravic. Il est serbe.
Camille relève la tête. On s’approche. Louis a déjà tapé la requête sur son clavier :
— Installé en France en 1997. (Il feuillette le dossier à toute allure.) Un type habile. (Il doit lire à la vitesse du son et il a encore le temps de synthétiser.) Arrêté deux fois, charges insuffisantes, relâché. Qu’il travaille avec Hafner n’est pas impensable. Les voyous pullulent mais les vrais professionnels sont rares, le milieu est assez petit.
— Et lui, il est où ?
Louis fait un geste évasif. Ça… Depuis janvier, plus de nouvelles, totalement disparu, il a un meurtre sur le dos, avec sa part du quadruple cambriolage il a les moyens de se planquer un bon moment. La réapparition du gang est évidemment étonnante, surtout dans la même configuration. Ils ont un meurtre sur les bras et ils remettent le couvert… Bizarre.
On revient à Anne.
— Quel est le degré de fiabilité de son témoignage ? demande Louis.
— Comme toujours, dégressif. Élevé pour le premier, fort pour le second, il y en aurait trois, ça continuerait de chuter.
Camille ne tient déjà plus en place. Louis fait traîner la conversation parce qu’il espère que son chef va retrouver son sang-froid mais au départ du technicien, il comprend que l’effort a été vain.
— Il me faut ces types, dit Camille en posant calmement ses mains bien à plat sur la table. Il me les faut tout de suite.
Geste passionnel. Louis acquiesce, réflexif : où est le moteur de cette énergie, de cet aveuglement ?
Camille, lui, regarde les deux profils.
— Celui-là, dit-il en désignant la photo d’Hafner, je vais le chercher en priorité. Le danger, c’est lui. Je m’en charge.
Il a prononcé ces mots avec une détermination telle que Louis, qui s’y connaît, sent approcher la catastrophe.
— Écoutez…, commence-t-il.
— Toi, le coupe Camille, tu t’occupes du Serbe. Je vais voir avec le juge et avec Michard et je vais obtenir les autorisations. En attendant, tu contactes tous les gars disponibles. Appelle Jourdan de ma part, demande-lui de nous prêter des hommes. Vois Hanol aussi, consulte tout le monde, je vais avoir besoin de personnel.
Devant l’avalanche de décisions toutes plus nébuleuses les unes que les autres, Louis remonte sa mèche, main gauche. Camille s’en aperçoit.
— Fais comme je te dis, dit-il d’une voix très douce. Je couvre, tu n’as aucune inquiétude à av…
— Je n’ai aucune inquiétude. Simplement, le travail est plus facile quand on comprend.
— Tu as déjà tout compris, Louis. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus que tu ne sais pas déjà ?
Camille poursuit d’une voix basse, il faut presque tendre l’oreille. Il a posé sa main chaude sur celle de son adjoint. Je ne peux pas rater ça… tu comprends ? (Il est ému mais il reste contenu.) Alors, on secoue le réseau.
Louis fait signe de la tête, d’accord, je ne suis pas certain de tout comprendre mais je vais faire ce que vous me demandez.
— Les indics, poursuit Camille, les balances, les putes, mais avant tout, on tape dans les irréguliers.
Ce sont les sans-papiers connus et répertoriés et sur qui on ferme les yeux parce qu’ils constituent une source inégalée de renseignements en tous genres. L’info ou l’avion de retour, l’alternative est très féconde. Si le Serbe a conservé des liens avec sa communauté (et comment faire autrement), le loger n’est pas une question de jours mais d’heures.
Il a commis un casse spectaculaire vingt-quatre heures plus tôt… Si, après le quadruple braquage et avec un meurtre sur le dos, il n’a pas quitté la France, c’est qu’il a de bonnes raisons d’être resté.
Louis relève sa mèche, main droite.
— Tu prépares l’opération en urgence, conclut Camille. Dès que j’ai le feu vert, je t’appelle. Moi, j’arriverai en cours de route mais je reste joignable.
14 h 00
Camille devant son écran.
Dossier « Vincent Hafner ».
Soixante ans. Près de quatorze années de prison, toutes peines confondues. Jeune, il s’essaye à pas mal de choses (cambriolages, racket, proxénétisme) mais il trouve sa véritable vocation à vingt-cinq ans, en 1972, en braquant un fourgon blindé à Puteaux. Ça bave un peu, les flics débarquent, un blessé, condamnation à huit ans. Il en fait les deux tiers et tire la leçon de l’expérience : le job lui plaît vraiment. Il a seulement péché par imprudence, on ne l’y reprendra pas. En réalité, si, on l’y reprend à quelques reprises mais il n’écope que de condamnations mineures, deux ans ici, trois ans là. Globalement, ce qu’on appelle une belle carrière.
Et à partir de 1985, plus aucune arrestation. Hafner, dans la maturité, est parvenu au summum de son art. On le suspecte de onze braquages mais aucune arrestation, jamais mis en examen, aucune preuve, des dossiers et des alibis en béton, des témoignages en acier trempé. Un artiste.
Hafner est un patron, un vrai, et ses états de service le confirment, du genre qui ne plaisante pas. Il est parfaitement informé, ses coups sont méticuleusement préparés mais une fois dans l’action, il faut que ça pulse. Victimes blessées, frappées ou rouées de coups, séquelles parfois lourdes, on ne fait pas de morts mais les estropiés ne manquent pas. Après le passage d’Hafner, ça clopine, ça béquille, ça claudique, on ne compte pas les visages abîmés et les années cumulées de rééducation. La technique est simple : se faire respecter en amochant le premier venu, les autres comprennent aussitôt et tout va ensuite beaucoup mieux.
La première venue, hier, c’était Anne Forestier.
L’affaire du passage Monier est cohérente avec son profil. Camille crayonne des visages d’Hafner dans la marge de son bloc tout en feuilletant les interrogatoires d’anciennes affaires.