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Pendant plusieurs années, Hafner s’appuie sur un vivier restreint d’une dizaine de gars, dans lequel il puise en fonction des besoins et des disponibilités. Camille calcule rapidement qu’il y a toujours en moyenne trois personnes sous les verrous, en préventive ou en conditionnelle. Hafner, lui, passe le plus souvent entre les gouttes. Mais dans le braquage comme dans toutes les entreprises, il est difficile de trouver du personnel stable et qualifié. Le déchet est même supérieur, dans ce domaine, à la moyenne de l’artisanat. En l’espace de quelques années pas moins de six membres historiques du « gang Hafner » se retrouvent dans la sciure. Deux prennent la perpétuité pour meurtre, deux se font descendre (des jumeaux, ils se seront suivis de bout en bout, ces deux-là), un cinquième est en fauteuil roulant à la suite d’une chute en moto, le dernier est porté disparu dans un accident de Cessna au large de la Corse. Série noire pour Hafner. D’ailleurs, pendant de nombreux mois, aucune nouvelle affaire ne lui est imputée. Tout le monde s’accorde sur la conclusion logique : Hafner, qui a dû en mettre pas mal à gauche, a enfin pris sa retraite. Les employés et clients de bijouterie peuvent se fendre d’une bougie à leur saint patron.

Ce quadruple braquage de janvier dernier constitue donc une surprise. D’autant qu’il est, par sa dimension, tout à fait exceptionnel dans la carrière d’Hafner. Le travail à la chaîne est rare chez les braqueurs. On imagine mal ce qu’un seul casse réclame de force physique, de dépense nerveuse, surtout avec des méthodes musclées comme celles d’Hafner. Il faut aussi une organisation à toute épreuve et quand on projette de braquer quatre établissements dans la même journée, il faut que les quatre cibles soient mûres aux mêmes heures, que les distances soient compatibles, que… Il faut la conjonction de tant de conditions positives, pas étonnant que ça se termine aussi mal.

Camille fait défiler les clichés des victimes.

Celle du deuxième braquage de la journée de janvier, d’abord. Le visage du jeune employé de la bijouterie de la rue de Rennes après le passage des grands professionnels. Vingt-cinq ans peut-être, amoché à un point… À côté de lui, Anne a presque l’air d’une communiante. Lui a fait quatre jours de coma.

Celle du troisième braquage. Un client. Si on veut. Il tient plus de la gueule cassée de 14–18 que d’un client du Louvre des Antiquaires. Le dossier précise d’emblée « état jugé sérieux ». Vu sa tête, difforme (il a reçu plusieurs coups de crosse au visage, autre point commun avec Anne), on ne peut qu’être d’accord, état sérieux.

Dernière victime. Celle-ci baigne dans son sang au milieu de sa boutique de la rue de Sèvres. Plus propre d’une certaine manière, deux balles en pleine poitrine.

Ce point aussi est rare dans la carrière d’Hafner. Jusqu’ici, ses affaires ne font pas de morts. Sauf que cette fois, plus d’équipe historique, il doit composer avec le personnel disponible sur le marché. Il a choisi des Serbes. Pas très inspiré. Ils sont courageux mais soupe au lait.

Camille regarde sa page de bloc. Au centre, le visage de Vincent Hafner, inspiré d’une photo anthropométrique, et tout autour, crayonnés à la va-vite, des instantanés de ses victimes, le plus frappant est celui d’Anne, recomposé de mémoire telle qu’il l’a aperçue la première fois en entrant dans sa chambre d’hôpital.

Camille déchire la page du bloc, la froisse et la jette dans la poubelle. Il note ensuite un mot qui résume son analyse de la situation.

« Urgence ».

Parce que Hafner ne renonce pas à sa retraite en janvier dernier — qui plus est avec une équipe de fortune — sans une raison impérieuse.

Hormis le besoin d’argent, on voit mal ce que ça peut être.

Urgence aussi parce qu’il ne se contente pas de revenir dans le circuit. Pour maximiser les profits, il se risque à un quadruple braquage dont le résultat est assez aléatoire.

Urgence enfin parce que après un butin exceptionnel en janvier, lui laissant une part personnelle de deux ou trois cent mille euros, six mois plus tard le voici de retour. Hafner revival. Et si, cette fois, il n’a pas ramassé autant qu’il espérait, il va remettre ça, il y a des innocents en sursis, il serait plus prudent de l’attraper avant.

N’importe qui reniflerait l’embrouille. Camille ne sait pas où elle se trouve mais elle est là. Quelque chose coince. Un événement, quelque part.

Il est suffisamment avisé pour savoir qu’un homme comme Hafner sera très difficile à loger. Et que, pour le moment, le plus rapide, le plus payant consiste à retrouver Ravic, son complice.

En espérant qu’on pourra, grâce à lui, tirer un fil, vers le haut.

Et pour qu’Anne reste en vie, il faut absolument que ce fil soit le bon.

14 h 15

— Ça vous semble… pertinent ? s’inquiète le juge Pereira au téléphone. (Le ton est assez perplexe.) En fait, c’est une rafle que vous voulez faire !

— Non, monsieur le juge, pas une rafle !

Pour un peu, Camille ferait mine d’éclater de rire. Il ne le fait pas parce que le juge est trop fin pour tomber dans le panneau. Mais il est aussi suffisamment occupé pour faire confiance aux policiers expérimentés lorsqu’ils proposent des solutions.

— Au contraire, plaide Camille, ce sera un coup de filet très ciblé, monsieur le juge. Nous connaissons les trois ou quatre contacts auxquels Ravic a pu demander de l’aide dans sa cavale après le meurtre de janvier, il s’agit simplement de secouer un peu le cocotier, rien de plus.

— Qu’en dit la divisionnaire Michard ? demande le juge.

— Elle est d’accord, tranche Camille.

Il ne lui en a pas encore parlé mais il se porte garant de son opinion. C’est la plus ancienne de toutes les méthodes administratives : dire à l’un que l’autre est d’accord et réciproquement. Comme toutes les techniques éculées, elle est très efficace. Bien utilisée, elle est même quasiment imparable.

— Bon eh bien, faites au mieux, commandant.

14 h 40

Le grand flic a poursuivi son jeu de patience sur son téléphone avant de se rendre compte que la personne qui vient de passer est celle qu’il a en charge de garder. Il se lève précipitamment, la suit en l’appelant, madame, il a oublié son nom, madame, elle ne se retourne pas, marque juste un court temps d’arrêt en passant devant le bureau des infirmières.

— Je m’en vais.

Ça sonne assez léger, comme au revoir, à demain. Le grand flic allonge le pas, élève la voix.

— Madame…!

C’est la jeune infirmière avec l’anneau dans la lèvre qui est de garde. Celle qui croit avoir vu un fusil et puis finalement, non, mais tout de même. Elle se précipite sans un mot, dépasse le grand flic, manière de prendre l’affaire en main, on leur apprend aussi la fermeté à l’école, de toute manière, six mois dans un hôpital et vous savez tout faire dans la vie.

Arrivée à la hauteur d’Anne, elle lui prend le bras, très doucement. Anne, qui s’attendait à quelques difficultés, s’arrête et se retourne. Pour la jeune fille, c’est l’attitude de résolution de la patiente qui rend la circonstance délicate, elle est bien campée sur ses pieds. Pour Anne, c’est la capacité de persuasion de l’infirmière qui complique sa décision. Elle regarde l’anneau de la fille, son crâne rasé, ses traits disent une sorte de gentillesse, une fragilité, un visage banal mais des yeux d’animal domestique, du genre qui vous fait fondre, elle sait s’en servir.

Pas d’opposition frontale, ni de réprimande, pas de morale, d’emblée sur un autre registre.

— Si vous voulez partir, il faut que je vous retire vos points de suture.

Anne touche sa joue.

— Non, dit l’infirmière, pas ceux-là, c’est bien trop tôt. Non, ces deux-là.

Elle tend la main vers le crâne d’Anne et passe des doigts très délicats sur la zone, regard de professionnelle mais elle sourit et, considérant la proposition comme acceptée, d’une main elle la ramène vers sa chambre, le grand flic s’écarte, ne sachant s’il doit prévenir sa hiérarchie ou pas, il suit les deux femmes.

On s’arrête en cours de route, juste en face du bureau des infirmières dans une petite salle qui sert pour les soins en déambulatoire.

— Asseyez-vous… (L’infirmière cherche ses instruments. Elle insiste gentiment.) Asseyez-vous…

Le flic reste dehors, dans le couloir, et détourne pudiquement le regard, comme si les deux femmes étaient aux toilettes.

— Chhhhhh…

Anne a sursauté immédiatement. La jeune fille n’a pourtant qu’effleuré sa cicatrice du bout des doigts.

— Ça vous fait mal ?

L’air inquiet : ça n’est pas normal, et si j’appuie là, et là, pour retirer les points de suture, il vaudrait mieux attendre, voir le médecin, il va peut-être demander une nouvelle radio, vous n’avez pas de fièvre ? Elle touche le front d’Anne, pas de mal de tête ? Anne se rend compte qu’elle se retrouve là où l’infirmière voulait la conduire, assise, dépendante, prête à réintégrer sa chambre. D’où sa révolte.

— Non, pas de médecin, pas de radio, je m’en vais, dit-elle en se levant.

Le grand flic met la main sur son téléphone de service, dans tous les cas, quoi qu’il arrive, il appelle son chef pour demander des instructions. Le tueur surgirait à l’autre bout du couloir armé jusqu’aux dents, il ferait la même chose.

— Ce n’est pas prudent, dit l’infirmière, préoccupée. S’il y a une infection…

Anne ne sait pas ce qu’il faut comprendre, si le danger est réel ou si la phrase est simplement destinée à l’impressionner.

— Oh, et à propos (l’infirmière saute du coq à l’âne), votre prise en charge n’est toujours pas faite ? Vous avez demandé qu’on vous rapporte vos papiers ? Je vais insister pour que le médecin passe ou qu’on vous fasse la radio très vite, que vous puissiez partir dès que possible.

Le ton est simple, conciliant, la proposition apparaît comme la bonne solution, la solution raisonnable.

Anne est épuisée, elle dit oui, se dirige vers sa chambre, d’un pas lourd, près de tourner de l’œil, elle se fatigue vite, mais elle a autre chose en tête, qui vient de lui revenir. Qui ne concerne ni la radio ni la prise en charge. Elle s’arrête, se retourne :

— C’est vous qui avez vu l’homme avec un fusil ?

— J’ai vu un homme, répond la fille du tac au tac, pas un fusil.

Elle attendait la question. La réponse est une formalité. Depuis le début de la négociation, elle sent que cette patiente hurle de peur à l’intérieur. Elle ne veut pas partir, elle s’enfuit.

— Si j’avais vu un fusil, je l’aurais dit. Et je pense que vous ne seriez plus ici, on n’est pas un hôpital de campagne.

Jeune mais très professionnelle. Anne n’en croit pas un mot.

— Non, dit-elle en la regardant fixement, comme si elle pouvait deviner ses pensées. Vous n’en êtes pas certaine, c’est tout.

Elle rentre tout de même dans sa chambre, la tête lui tourne, elle a présumé de ses forces, elle est épuisée, besoin de s’allonger. De dormir.

L’infirmière referme la porte. Pensive. Quand même, ce visiteur, ce truc, sous son imperméable, long, encombrant… qu’est-ce que ça pouvait être ?