Pas d’opposition frontale, ni de réprimande, pas de morale, d’emblée sur un autre registre.
— Si vous voulez partir, il faut que je vous retire vos points de suture.
Anne touche sa joue.
— Non, dit l’infirmière, pas ceux-là, c’est bien trop tôt. Non, ces deux-là.
Elle tend la main vers le crâne d’Anne et passe des doigts très délicats sur la zone, regard de professionnelle mais elle sourit et, considérant la proposition comme acceptée, d’une main elle la ramène vers sa chambre, le grand flic s’écarte, ne sachant s’il doit prévenir sa hiérarchie ou pas, il suit les deux femmes.
On s’arrête en cours de route, juste en face du bureau des infirmières dans une petite salle qui sert pour les soins en déambulatoire.
— Asseyez-vous… (L’infirmière cherche ses instruments. Elle insiste gentiment.) Asseyez-vous…
Le flic reste dehors, dans le couloir, et détourne pudiquement le regard, comme si les deux femmes étaient aux toilettes.
— Chhhhhh…
Anne a sursauté immédiatement. La jeune fille n’a pourtant qu’effleuré sa cicatrice du bout des doigts.
— Ça vous fait mal ?
L’air inquiet : ça n’est pas normal, et si j’appuie là, et là, pour retirer les points de suture, il vaudrait mieux attendre, voir le médecin, il va peut-être demander une nouvelle radio, vous n’avez pas de fièvre ? Elle touche le front d’Anne, pas de mal de tête ? Anne se rend compte qu’elle se retrouve là où l’infirmière voulait la conduire, assise, dépendante, prête à réintégrer sa chambre. D’où sa révolte.
— Non, pas de médecin, pas de radio, je m’en vais, dit-elle en se levant.
Le grand flic met la main sur son téléphone de service, dans tous les cas, quoi qu’il arrive, il appelle son chef pour demander des instructions. Le tueur surgirait à l’autre bout du couloir armé jusqu’aux dents, il ferait la même chose.
— Ce n’est pas prudent, dit l’infirmière, préoccupée. S’il y a une infection…
Anne ne sait pas ce qu’il faut comprendre, si le danger est réel ou si la phrase est simplement destinée à l’impressionner.
— Oh, et à propos (l’infirmière saute du coq à l’âne), votre prise en charge n’est toujours pas faite ? Vous avez demandé qu’on vous rapporte vos papiers ? Je vais insister pour que le médecin passe ou qu’on vous fasse la radio très vite, que vous puissiez partir dès que possible.
Le ton est simple, conciliant, la proposition apparaît comme la bonne solution, la solution raisonnable.
Anne est épuisée, elle dit oui, se dirige vers sa chambre, d’un pas lourd, près de tourner de l’œil, elle se fatigue vite, mais elle a autre chose en tête, qui vient de lui revenir. Qui ne concerne ni la radio ni la prise en charge. Elle s’arrête, se retourne :
— C’est vous qui avez vu l’homme avec un fusil ?
— J’ai vu un homme, répond la fille du tac au tac, pas un fusil.
Elle attendait la question. La réponse est une formalité. Depuis le début de la négociation, elle sent que cette patiente hurle de peur à l’intérieur. Elle ne veut pas partir, elle s’enfuit.
— Si j’avais vu un fusil, je l’aurais dit. Et je pense que vous ne seriez plus ici, on n’est pas un hôpital de campagne.
Jeune mais très professionnelle. Anne n’en croit pas un mot.
— Non, dit-elle en la regardant fixement, comme si elle pouvait deviner ses pensées. Vous n’en êtes pas certaine, c’est tout.
Elle rentre tout de même dans sa chambre, la tête lui tourne, elle a présumé de ses forces, elle est épuisée, besoin de s’allonger. De dormir.
L’infirmière referme la porte. Pensive. Quand même, ce visiteur, ce truc, sous son imperméable, long, encombrant… qu’est-ce que ça pouvait être ?
14 h 45
La divisionnaire Michard passe une grande part de son temps en réunion. Camille a consulté son agenda, les rendez-vous s’enchaînent, elle va d’une réunion à l’autre, la configuration est idéale. Camille a laissé sept messages sur son portable en moins d’une heure. « Important ». « Pressé ». « Prioritaire ». « Impératif ». Dans ses messages, il a quasiment épuisé le lexique de l’urgence, mis la pression maximale, il s’attend à une tonalité agressive. La divisionnaire se montre au contraire très patiente, très mesurée. Elle est encore plus fine qu’on ne l’imagine. Au téléphone, elle chuchote, elle a dû sortir dans un couloir quelques minutes.
— Et le juge est d’accord pour des descentes de police ?
— Oui, assure Camille. Justement parce que ce ne sont pas des « descentes », je veux dire, au sens strict, on v…
— Commandant, vous avez combien de cibles exactement ?
— Trois. Mais vous savez ce que c’est, une cible en amène une autre, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
Lorsque Camille recourt à un proverbe, n’importe lequel, on peut dire qu’il est en bout de course.
— Ah, le « fer »…, soupèse la divisionnaire.
— J’ai besoin d’un peu de monde.
On en vient toujours aux mêmes choses, la question des moyens. Michard souffle longuement. C’est ce que vous n’avez pas qu’on vous demande le plus souvent.
— Pas longtemps, plaide Camille. Trois ou quatre heures.
— Pour trois cibles ?
— Non, pour…
— Je sais, pour « battre le fer »… mais dites-moi, commandant, vous ne craignez pas les effets pervers ?
Michard connaît bien la musique, la battue fait du bruit, la cible s’enfuit, plus vous cherchez, plus vos chances diminuent.
— C’est pour cela qu’il me faut du monde.
La conversation peut durer des heures. En fait, que Verhœven conduise une rafle, la divisionnaire s’en moque totalement. Sa démarche consiste uniquement à résister suffisamment pour avoir le droit de dire ensuite : je vous l’avais dit.
— Si le juge est d’accord…, lâche-t-elle. Voyez avec vos collègues. Si vous y arrivez.
Le métier de braqueur ressemble beaucoup à celui d’acteur de cinéma, on passe son temps à attendre et ensuite on fait sa journée en quelques minutes.
Donc j’attends. Et je calcule, j’anticipe, je fais appel à mon expérience.
Si son état de santé le permet, les flics ont dû soumettre la fille à une épreuve de reconnaissance. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ce n’est qu’une affaire d’heures, on lui passe des photos, si elle est une bonne citoyenne et qu’elle a un peu de mémoire, ils vont se lancer aussitôt sur le sentier de la guerre. Le plus facile pour eux, dans l’immédiat, ce sera de courir après Ravic. Je serais eux, c’est ce que je ferais. Parce que cette technique est la plus simple parmi les plus sûres, on place des pièges à rat dans les couloirs et on balance un bon coup de bélier dans la porte. On fait du bruit, on menace, c’est aussi vieux que la police elle-même.
Et le meilleur observatoire se trouve chez Luka. Rue de Tanger. Un haut lieu de rendez-vous de la communauté serbe. Ce sont des parrains de pacotille, ils passent leur temps à jouer aux cartes, aux courses et à fumer un tabac d’une épaisseur folle, on dirait des apiculteurs à l’heure du traitement des ruches. Ils aiment être informés. Quand survient quelque chose de notable, l’onde atteint le bistro à la vitesse du téléphone.
15 h 15
Verhœven a dit de lâcher les chiens. De mettre tout le monde sur le pont. C’est même un peu démesuré.
Fort de l’accord de la divisionnaire, Camille a élargi à tout le personnel momentanément disponible, il passe des coups de fil sous l’œil inquiet de Louis, il demande un coup de main aux copains, on lui prête ici un gars, là deux, ça tient du bricolage mais ça finit par faire beaucoup, personne ne sait très bien à quel titre il est là mais on se pose peu de questions, Camille donne ses instructions avec une telle autorité et puis, il faut bien le dire, c’est marrant à faire, on colle les gyrophares sur le toit des voitures, on traverse la ville à grande vitesse, on va secouer du monde, bousculer des dealers, des pickpockets, des tauliers, des proxénètes, c’est aussi pour jouer aux cow-boys qu’on est entré dans la police, merde. Camille a dit que c’était juste pour quelques heures. On fout un grand coup de pompe dans le tas et on rentre à la maison.