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Ravic n’a jamais parlé un très bon français, sa conversation est souvent émaillée de tout un tas d’erreurs de syntaxe, de fautes de vocabulaire, il faut toujours s’exprimer clairement avec lui. Trouver des mots simples, des gestes convaincants. Par exemple, à l’appui de ces bonnes paroles, je lui plante le couteau de chasse dans ce qui reste de la cheville, la lame traverse tout, et à l’autre bout se fiche dans le plancher. À tous les coups, un trou dans le plancher, ça lui sera retiré de la caution quand il rendra l’appartement, peu importe. Il parvient à hurler malgré le bâillon, se tord dans tous les sens, comme un ver, de sa main libre il bat l’air à la manière d’un papillon.

Maintenant, je pense qu’il a compris l’essentiel. Je laisse décanter un peu l’information le temps de réfléchir à la situation. Puis enfin j’explique :

— Mon avis, c’est qu’au début, tu t’étais mis d’accord avec Hafner pour me doubler. Toi aussi tu devais penser que trois, c’est beaucoup, qu’on est mieux à deux. Bah oui, ça fait des plus grosses parts, c’est sûr.

Ravic me regarde à travers un rideau de larmes, ce n’est pas le chagrin, c’est la douleur, mais je sens que j’ai tapé juste.

— Mais comme tu es con comme un balai… Ah si, Dušan ! T’es un vrai con ! Tu crois qu’il t’a choisi pourquoi, Hafner, si c’est pas pour ta connerie ? Ah, tu vois !

Il grimace, cette histoire de cheville a vraiment l’air de le turlupiner.

— Et donc tu aides Hafner à me doubler… et tu te fais doubler à ton tour. Ce qui nous ramène à mon diagnostic : tu es con comme un balai.

La mesure de son QI ne semble pas être sa préoccupation principale. Ravic, en ce moment, se soucie plutôt de sa santé, il numérote ses abattis. Et il a bien raison parce que, rien que d’en parler, je vois bien que je m’énerve.

— Je pense que tu n’as pas couru après Hafner. Beaucoup trop dangereux, ce type, tu ne t’es pas senti de taille à aller lui réclamer des comptes, tu n’es pas de taille et tu le sais. Et puis tu avais un meurtre sur le dos, tu as préféré te planquer. Mais moi, Hafner, j’en ai besoin. Alors tu vas m’expliquer tout ce que tu sais pour m’aider à le retrouver : ce qui était convenu entre vous, comment les choses se sont passées, tu vas me dire tout ce que tu sais, d’accord ?

Ma proposition semble raisonnable. Je lui retire son bâillon mais son caractère volcanique reprend aussitôt le dessus, il hurle quelque chose que je ne comprends pas. Il attrape mon col de sa main valide, il a une poigne de paysan, ce con-là, très puissante, je lui échappe par miracle. Voilà ce que c’est que de faire confiance.

Et il me crache dessus.

Dans le contexte, on peut comprendre cette réaction, il n’empêche, c’est inamical.

Je me rends compte que je m’y prends mal. Somme toute, j’ai voulu me montrer bien élevé, mais Ravic est un rustique, si vous faites dans la dentelle, ça lui passe au-dessus. Il souffre trop pour exercer une véritable résistance, il est velléitaire en somme, je l’allonge par terre de deux coups de pied dans le crâne et tandis qu’il tâche de se libérer du couteau qui lui maintient la cheville au sol, je cherche ce qu’il me faut.

Sa poule est dessus. Tant pis, j’attrape la couette (faut pas être dégoûté pour dormir là-dessus) et je tire un grand coup, la fille roule sur elle-même et se retrouve sur le ventre, sa jupe à moitié relevée, elle a des jambes maigres et blanches. Elle se piquait aussi derrière les genoux. De toute manière, son temps était compté.

Je me retourne, à l’instant où mon Ravic parvient à retirer le couteau fiché dans sa cheville. Il a une force de cheval, ce type.

Je lui tire une balle dans le genou, sa réaction est explosive, si je puis dire. Il se soulève littéralement du sol, hurle, mais avant qu’il reprenne ses esprits, je le retourne et je le couvre de la couette sur laquelle je m’assois. Je cherche ma position, je ne veux pas qu’il s’étouffe, j’ai besoin de lui, mais je veux qu’il se concentre sur mes questions. Et qu’il arrête de hurler.

Je tire son bras vers moi, c’est drôle d’être assis sur lui, ça tangue, comme à la fête foraine ou au rodéo, je saisis mon couteau de chasse, je pose sa main à plat sur le plancher, ce qu’il est remuant, cet animal, c’est comme si je faisais de la pêche au gros et que j’étais en train de retirer un poisson de deux cents livres.

Je lui découpe d’abord le petit doigt. Au niveau de la seconde phalange. Normalement on prend le temps de désosser proprement mais avec Ravic, tout ce qui est un peu délicat lui échappe. Je me contente de découper, ce qui est éprouvant quand on est un esthète.

Je suis prêt à prendre les paris que dans moins d’un quart d’heure, mon Ravic va me dire tout ce que j’ai besoin de savoir. Je l’interroge mais pour la forme, parce qu’il n’est pas encore suffisamment concentré et qu’avec la couette et moi dessus, sans compter la cheville, le genou, ça n’est pas facile pour lui de s’exprimer en français.

Je poursuis mon petit boulot, j’attaque l’index, ce qu’il peut remuer, c’est pas croyable, et je repense à ma visite à l’hôpital.

Si mon intuition ne me trompe pas, dans un petit moment, mon Serbe va m’annoncer de très mauvaises nouvelles.

Et la solution devra alors passer par cette fille. Ça me semble vraiment inévitable. Logiquement, maintenant, elle devrait se montrer coopérative.

J’espère pour elle.

17 h 00

— Verhœven ?

Même pas de « commandant ». Trop excédée. Ni de préliminaires, de politesses inutiles. La divisionnaire Michard ne sait plus par où commencer, trop à dire. Alors, vieux réflexe :

— Vous allez devoir rendre des comptes…

La hiérarchie sert toujours de recours aux êtres sans imagination.

— Vous avez parlé au juge d’une « opération ciblée », vous me vendez votre sauce avec « trois cibles » et vous ratissez cinq arrondissements, vous vous foutez de ma gueule ?

Camille ouvre la bouche. Comme si elle le voyait, elle lui coupe la parole aussitôt :

— De toute manière, vous pouvez arrêter votre démonstration de force, commandant, c’est devenu inutile.

Raté. Camille ferme les yeux. Il a entamé une course de vitesse et il vient de se faire doubler à quelques mètres du poteau.

Louis, à côté, regarde alentour en plissant les lèvres. Lui aussi a compris. Camille, d’un doigt, lui confirme que l’affaire est dans le lac, de la main il lui fait signe de congédier tout le monde, Louis compose aussitôt les numéros sur son portable. Le seul visage du commandant Verhœven suffit à comprendre. Près de lui, les collègues baissent la tête, faussement déçus, on va se faire engueuler mais on s’est quand même bien marrés, certains, en partant vers leur voiture, lui adressent un signe de connivence, Camille leur répond d’un geste vaguement fataliste.

La commissaire divisionnaire lui laisse le temps de digérer l’information mais ce silence n’est qu’une pause théâtrale, insidieuse, saturée de sous-entendus.

Anne est de nouveau devant le miroir lorsque l’infirmière fait son entrée. La plus âgée, Florence. Enfin, plus âgée… Elle est sans doute plus jeune qu’Anne, moins de quarante ans, mais elle voudrait tellement en faire dix de moins que ça la vieillit.

— Tout va bien ?

Leurs regards se croisent dans la glace. En notant l’heure sur la tablette fixée au pied du lit, l’infirmière lui sourit. Même avec ces lèvres-là, je n’aurai plus jamais ce sourire, se dit Anne.