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— Tout va bien ?

Quelle question ! Elle ne veut pas parler, surtout pas avec elle. Jamais elle n’aurait dû céder à l’autre infirmière, la plus jeune. Elle aurait dû partir, elle se sent en danger ici. En même temps, elle ne parvient pas non plus à s’y résoudre, elle trouve autant de raisons de partir que de rester.

Et puis, il y a Camille.

Dès qu’elle pense à lui, elle est saisie de tremblements, il est seul, impuissant, il n’y arrivera jamais. Et s’il y arrive, ce sera trop tard.

Rue Jambier, au 45, la commissaire dit qu’elle s’y rend tout de suite. C’est dans le XIIIe. Camille sera sur place en moins d’un quart d’heure.

D’une certaine manière, la rafle a porté ses fruits même si ce ne sont pas les bons. La communauté serbe s’est mobilisée pour retrouver la paix, la discrétion dont elle a besoin pour prospérer, pour vivre, ou simplement survivre, elle a fait marcher ses réseaux, elle a isolé Ravic, un jeu d’enfant, et un appel anonyme a signalé son corps, rue Jambier. Camille espérait un corps vivant, c’est raté.

À l’annonce de l’arrivée de la police, l’immeuble s’est vidé en un clin d’œil, plus un chat, il n’y aura personne à interroger, pas un témoin, personne pour avoir entendu ou vu quoi que ce soit. Enquête dans le désert. On a juste laissé les enfants, avec eux rien à craindre, tout à gagner, ils raconteront tout ce qu’on aura besoin de savoir au retour, pour le moment les flics en uniforme les maintiennent au plus loin, sur le trottoir, ils sont turbulents, rieurs, ils s’interpellent, pour eux qui ne vont pas à l’école, un double meurtre c’est l’équivalent d’une récréation.

Là-haut, sur le seuil de l’appartement, la commissaire se tient les mains croisées devant elle, comme à la messe. En attendant l’arrivée des techniciens de l’Identité, elle ne laissera entrer que Verhœven, personne d’autre, précaution sans conviction et certainement improductive, il a dû passer tellement de monde sur le galetas de cette fille qu’on recueillera, au bas mot, une cinquantaine d’empreintes, de cheveux et de poils de provenances différentes, on va le faire mais bon, par respect du protocole.

Lorsque Camille arrive, la commissaire ne le regarde même pas, ne se retourne pas, elle s’avance seulement dans la pièce, d’un pas très mesuré, attentif, précautionneux, Camille met ses pas dans les siens. Silencieusement, chacun procède à son analyse, dresse la liste des évidences. La fille — drogue et prostitution — est morte en premier. À la voir couchée sur le ventre, dans une position presque boudeuse, on devine que la couverture qui recouvre pudiquement le corps de Ravic a été tirée de sous elle, la rejetant brutalement contre la cloison. Il n’y aurait que ce corps blafard, mille fois vu et revu, saisi par la rigidité cadavérique, il n’y aurait pas grand-chose à dire, overdose ou meurtre, elles meurent toutes à peu près dans la même position, mais il y a l’autre corps, une tout autre histoire.

La commissaire avance d’un pas très court, reste assez loin de la mare de sang qui s’est figée sur le parquet sale. La cheville, un amas d’os qui n’est plus retenu à la jambe que par quelques lambeaux de peau. Cisaillée ? Détachée ? Camille sort ses lunettes, s’accroupit, détaille, cherche des yeux sur le sol, isole un peu plus loin l’impact de la balle, revient à la cheville, les os portent la trace d’un couteau, d’un poignard, il se penche très bas, à la manière d’un Indien qui guetterait l’approche d’un ennemi, il repère la marque nette d’une pointe de poignard dans le parquet, lorsqu’il se relève il tente de recomposer cette partie de la scène. Dans l’ordre, la cheville, ensuite les doigts.

La divisionnaire fait l’inventaire. Cinq doigts. Le compte est bon mais pas l’ordre, l’index ici, le majeur là, le pouce un peu plus loin, chacun coupé au niveau de la deuxième phalange. Le moignon de la main pend, exsangue, le long du lit. La couverture est imbibée de sang noir. De l’extrémité de son stylo, la commissaire la soulève. Apparaît le faciès de Ravic, qui en dit long sur ce qu’il a subi.

Tout ça s’est terminé d’une balle dans la nuque.

— Alors alors ? demande la divisionnaire.

Un ton presque joyeux, elle veut des bonnes nouvelles.

— Selon moi, commence Camille, les types entrent…

— Épargnez-moi vos salades, commandant, on voit très bien ce qui s’est passé ! Non, moi ce qui m’intéresse, c’est ce que vous faites, vous !

Qu’est-ce que fait Camille ? se demande Anne.

L’infirmière est repartie, elles ont échangé trois mots, Anne a été agressive, l’autre a fait comme si elle ne le remarquait pas.

— Vous n’avez besoin de rien ?

Non, rien, juste un hochement de tête, Anne était déjà ailleurs. Comme chaque fois, les regards dans la glace lui ont ruiné le moral et en même temps, elle ne peut pas s’en empêcher. Elle y retourne, se recouche, se relève. Maintenant qu’elle a le résultat des radios, du scanner, elle ne tient plus en place, cette chambre l’obsède et la déprime.

Fuir. C’est décidé.

Elle retrouve la force de ses réflexes de petite fille pour s’enfuir, se cacher. Il y a ça aussi de commun avec le viol, elle a honte. Honte de ce qu’elle est devenue maintenant, c’est cela aussi qu’elle a vu tout à l’heure dans la glace.

Qu’est-ce que fait Camille ? se demande-t-elle.

La divisionnaire Michard s’est reculée pour quitter la pièce, au millimètre près elle repose ses pieds à l’endroit exact où elle les a posés pour entrer. Comme dans un ballet bien réglé, leur sortie est coordonnée avec l’arrivée des techniciens. La divisionnaire parcourt un bout de couloir en crabe, à cause de son derrière, s’arrête enfin sur le palier. Se tourne vers Camille, croise les bras et sourit. Racontez-moi ça.

— Le quadruple braquage de janvier était l’œuvre d’un gang conduit par Vincent Hafner et auquel participait Ravic.

Il désigne du pouce l’emplacement de la chambre qui s’éclaire violemment de la lueur des projecteurs de l’Identité, la commissaire hoche la tête, on sait déjà tout ça mais continuez.

— Le gang a repris de l’activité et s’est attaqué hier à la joaillerie du passage Monier. L’opération s’est bien déroulée, mais il y a eu un problème, la présence de cette cliente, Anne Forestier. Je ne sais pas ce qu’elle a vu, hormis leurs visages, mais il s’est passé quelque chose. On continue de l’interroger, autant que son état le permet, on ne comprend pas encore. En tout cas, c’est suffisamment important pour qu’Hafner ait cherché à la tuer à plusieurs reprises. Et jusqu’à l’hôpital… (il lève les deux mains en l’air) je sais ! Même si nous n’avons aucune preuve de sa venue !

— Le juge a demandé une reconstitution du braquage ?

Depuis sa visite passage Monier, Camille n’a informé le juge de rien du tout. Ce qu’il va devoir lui dire va faire beaucoup d’un seul coup, il a intérêt à prendre son élan.

— Pas encore, dit-il d’un ton assuré. Mais vu la tournure de cette histoire, dès que le témoin sera en mesure de le faire…

— Et ici ? On est venu soulager Ravic de sa part du butin ?

— En tout cas, on est venu le faire parler. Du butin, c’est possible…

— Cette affaire pose de nombreuses questions, commandant Verhœven, mais, à la limite, elle en pose moins que votre attitude personnelle.

Camille tente un sourire, il aura vraiment tout essayé.

— Je me suis peut-être montré un peu empressé…

— « Empressé » ? Vous agissez contre toutes les règles, vous prétendez organiser une petite opération, en fait vous raflez tout le XIIIe, le XVIIIe, le XIXe et la moitié du XVe sans demander l’avis de qui que ce soit.