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Lorsqu’il le découvre, Camille est tellement saisi qu’il manque la commande, s’y reprend à deux fois, stoppe, revient en arrière : il ne la reconnaît même pas. Rien de commun entre Anne, son teint lumineux, ses yeux rieurs, et ce visage baigné de sang, boursouflé, aux yeux vides, qui semble avoir déjà doublé de volume et perdu ses formes.

Camille étreint le bord de la table, il a immédiatement envie de pleurer parce que Anne est face à l’objectif de la caméra, tourné à peu près dans sa direction, comme pour lui parler, pour lui demander du secours, c’est tout de suite ce qu’il imagine et c’est très nocif, ce genre d’attitude. Imaginez un de vos proches, parmi ceux qui comptent sur votre protection, imaginez-le en train de souffrir, en train de mourir, vous allez ressentir des sueurs froides, mais élargissez la perspective et imaginez-le en train de vous appeler à l’instant où sa terreur est insurmontable, vous allez avoir envie de mourir. Camille est dans cette situation, devant cet écran, totalement impuissant, il ne peut rien faire d’autre que regarder ces films alors que tout est terminé depuis longtemps…

C’est insupportable, proprement insupportable.

Il va visionner ces images des dizaines de fois.

Anne, elle, va se comporter comme si l’environnement n’existait pas. Le braqueur se placerait au-dessus d’elle et pointerait de nouveau le canon de son fusil sur sa nuque qu’elle ferait la même chose. C’est un formidable réflexe de survie même si, vu de l’autre côté de l’écran, ça ressemble plutôt à un suicide : dans cette position, à moins de deux mètres d’un homme armé qui a montré, quelques minutes plus tôt, qu’il était prêt à lui tirer une décharge en pleine tête sans la moindre émotion, Anne s’apprête à faire ce que personne d’autre ne penserait à faire. Elle va tenter de se lever. Sans aucun égard pour les conséquences. Elle va tenter de s’enfuir. Anne est une femme de caractère, mais de là à affronter un fusil à pompe à mains nues, il y a une marge.

Ce qui va se passer est le résultat presque mécanique de la situation, deux énergies opposées vont se confronter. Il faudra que l’une ou l’autre l’emporte. Elles sont prises dans un engrenage. Le biais, c’est évidemment que l’une de ces énergies est soutenue par un calibre 12. Indiscutablement, ça aide à prendre le dessus. Mais Anne est incapable de mesurer l’état des forces en présence, de calculer raisonnablement ses chances, elle se conduit comme si elle était seule. Elle rassemble toute la vitalité qui lui reste — et, sur les images, on voit tout de suite que c’est très peu de chose —, elle ramène sa jambe, pousse sur ses bras, c’est très laborieux, ses mains glissent dans la mare de son sang, elle manque de s’étaler, s’y reprend une seconde fois, la lenteur avec laquelle elle tente de se relever donne à la scène quelque chose d’hallucinant. Elle est terriblement lourde, engourdie, on l’entend presque ahaner, on voudrait pousser avec elle, la tirer, l’aider à se mettre debout.

Camille, lui, aurait plutôt envie de la supplier de ne rien faire. Même si le type met une minute avant de se retourner, dans l’état d’ivresse, d’égarement dans lequel se trouve Anne, elle n’aura pas parcouru trois mètres que la première décharge de fusil l’aura quasiment coupée en deux. Mais Camille est derrière l’écran, plusieurs heures après, et ce qu’il peut penser maintenant n’a plus aucune importance, c’est trop tard.

Le comportement d’Anne n’est commandé par aucune pensée, c’est de la résolution à l’état pur, qui échappe à toute logique. On le voit de façon criante sur la vidéo : dans sa détermination, il n’y a pas d’autre cause que l’envie de survivre. On ne dirait pas une femme menacée, à bout portant, par un fusil à pompe, mais une ivrogne en fin de soirée, qui va ramasser son sac — auquel elle est restée cramponnée depuis le début, qu’elle a traîné derrière elle et qui baigne dans son sang — et, en titubant, chercher la sortie pour rentrer chez elle. On jurerait que son principal adversaire, c’est sa conscience embuée et pas un fusil de calibre 12.

Les choses essentielles ne mettent pas une seconde à se produire : Anne ne réfléchit pas, elle se relève péniblement. Elle trouve un semblant d’équilibre, sa jupe est restée coincée et découvre une jambe jusqu’en haut… Elle n’est même pas encore debout qu’elle a déjà commencé à s’enfuir.

À partir de là, tout va se dérouler de travers, ce n’est plus qu’une suite d’incohérences, de hasards et de maladresses. On dirait que Dieu, dépassé par les événements, ne sait plus où donner de la tête, alors les acteurs improvisent et c’est mauvais, forcément.

D’abord parce que Anne ne sait pas où elle est, géographiquement elle n’arrive pas à se repérer. Elle est même franchement dans le mauvais sens pour s’enfuir. Elle tendrait le bras, elle toucherait l’épaule de l’homme, ça ne traînerait pas, il se retournerait…

Elle vacille un long moment, ivre, hébétée. Son équilibre chancelant tient du miracle. Elle balaye son visage ensanglanté d’un revers de manche, penche la tête sur le côté, comme pour écouter quelque chose, elle veut faire un pas… Et d’un coup, allez savoir pourquoi, elle se décide à courir. En voyant cela sur la vidéo, Camille en perd ses assises, il sent se dissoudre le peu de charpente émotionnelle qui lui reste.

L’intention d’Anne est bonne. C’est la concrétisation qui pèche parce que ses pieds glissent dans la mare de sang. Clairement, elle patine. Dans un dessin animé ça ferait peut-être rire, dans la réalité c’est pathétique parce qu’elle patauge dans son propre sang, qu’elle tente de rester debout, qu’elle cherche sa direction et ne fait que s’agiter en flottant dangereusement. Elle donne l’impression de courir au ralenti au-devant de ce qu’elle veut fuir, c’est effrayant.

L’homme ne s’est pas tout de suite rendu compte de la situation. Anne est à deux doigts de chuter sur lui mais ses pieds rencontrent soudain un peu de terrain sec, elle trouve un semblant d’aplomb, il n’en faut pas plus, comme sous l’effet d’un ressort elle démarre.

Et part dans le mauvais sens.

Elle dessine d’abord une trajectoire étrange, en tournant sur elle-même, comme une poupée désarticulée. Elle fait un quart de tour, avance d’un pas, s’arrête, tourne de nouveau comme un marcheur désorienté qui chercherait à retrouver son cap et finit miraculeusement par prendre à peu près la direction de la sortie. Il se passe quelques secondes avant que le braqueur voie que sa proie est en train de s’enfuir. Dès qu’il s’en aperçoit, il se retourne et il tire.

Camille passera et repassera la vidéo : pas de doute, le tireur a été surpris. Il tient son arme à hauteur de la hanche. Avec un fusil à pompe, c’est le genre de position qu’on adopte pour dégommer tout ce qui se trouve à peu près n’importe où dans un éventail de quatre ou cinq mètres. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait retrouvé son aplomb. Peut-être est-il au contraire trop sûr de lui, ça arrive fréquemment, prenez un grand timide, donnez-lui un fusil de calibre 12 et la liberté de s’en servir, il va tout de suite friser la hardiesse. Ou alors c’est la surprise, ou un mélange de tout cela à la fois. Toujours est-il que le canon est dirigé vers le haut, bien trop haut. C’est un tir réflexe. Rien d’ajusté.

Anne, elle, ne voit rien. Déphasée, elle avance dans un trou noir lorsque la pluie de verre s’abat sur elle avec un bruit torrentiel parce que le tir a fait exploser l’imposte qui se trouve au-dessus d’elle, à quelques mètres de la sortie, un vitrail en demi-lune de près de trois mètres de base. À l’éclairage de la destinée d’Anne, c’est cruel à constater : le vitrail représentait une scène de chasse à courre. Deux cavaliers fringants caracolaient à quelques mètres d’un cerf aux bois démesurés littéralement assailli par une meute débordante d’agressivité, crocs étincelants, gueules rapaces, on ne donnait pas cher de sa peau, au cerf… C’est dingue, la galerie Monier et son vitrail en croissant avaient survécu à deux guerres mondiales et il a fallu l’irruption d’un braqueur armé et maladroit… Il y a des choses difficiles à admettre.