Face à un flic, visite inattendue, la méfiance de Faraoui passe au rouge clignotant. Il s’assoit très droit, croise les bras. Entre les deux hommes, il ne s’est toujours rien dit mais le nombre de messages qui se sont déjà échangés est proprement hallucinant.
La seule visite du commandant Verhœven est en soi un message sacrément complexe.
Dans une prison tout se sait. Le détenu n’est pas seulement entré dans le parloir que la nouvelle court déjà à travers les coursives. Qu’est-ce qu’un flic de la Criminelle peut vouloir à un proxénète du calibre de Faraoui, c’est toute la question et, au fond, peu importe la teneur de l’entretien, les rumeurs vont sillonner la Maison, les hypothèses, des plus rationnelles aux plus folles, vont se heurter les unes aux autres comme dans un gigantesque flipper au gré des intérêts de chacun, du poids respectif des gangs en présence, et l’écheveau va se dérouler tout seul.
Voilà pourquoi Camille est là, assis dans le parloir, les mains croisées devant lui, et qu’il se contente de regarder Faraoui. Rien d’autre. Le travail se fait, il n’a même pas à lever le petit doigt.
Mais le silence est vraiment lourd.
Faraoui, toujours assis, attend et guette, sans un mot. Camille ne bouge pas. Il pense à la manière dont le nom de ce malfrat lui est venu à l’esprit lorsque la divisionnaire l’a interrogé. Son inconscient savait déjà ce qu’il allait en faire mais Camille ne l’a compris que plus tard : c’est la voie la plus rapide vers Vincent Hafner.
Pour aller au bout du chemin qu’il vient d’emprunter, ce tunnel, Camille va devoir en traverser des moments difficiles, l’angoisse monte en lui comme l’eau du bain, il ne serait pas observé aussi intensément par Faraoui, il se lèverait, ouvrirait la fenêtre. Déjà, rien que d’entrer dans la Maison centrale, ça lui a fichu un sacré coup.
Respirer. Respirer encore. Et il va même falloir y revenir…
Il repense aussi à la manière dont il a annoncé « un truc à trois bandes ». Son cerveau fonctionne plus vite que lui, il ne comprend qu’après ce qu’il a décidé. Il le comprend maintenant.
L’horloge compte les secondes, bientôt les minutes, dans l’espace du parloir fermé, les non-dits fusent à la vitesse des vibrations.
Faraoui s’est d’abord mépris, il a cru qu’il s’agissait de l’épreuve du silence, celle où chacun attend que l’autre parle, une sorte de bras de fer tout en inertie, une technique assez vulgaire, et il est surpris, il connaît le commandant Verhœven de réputation, ce n’est pas le genre de flic à s’abaisser à ce type de pratique. Donc il y a autre chose, Camille le voit baisser la tête, penser aussi vite qu’il le peut. Et comme il est intelligent, il arrive à la seule conclusion possible, il s’apprête à se lever.
Camille anticipe, tsst tsst tst… sans le regarder. Faraoui, qui a un excellent sens de ses intérêts, décide de jouer le jeu. Le temps continue à courir.
On attend. Dix minutes. Puis un quart d’heure. Vingt minutes.
Camille donne alors le signal. Il décroise les mains.
— Bon. C’est pas que je m’ennuie…
Il se lève. Faraoui, lui, reste assis. Sourire discret, à peine perceptible, il se coule même contre le dossier de sa chaise comme s’il voulait s’allonger.
— Vous me prenez pour le facteur ?
Camille est à la porte. Il frappe du plat de la main pour qu’on vienne lui ouvrir, se retourne.
— En quelque sorte, oui.
— Et ça me rapporte quoi ?
Camille prend un air scandalisé.
— Mais… tu as aidé la justice de ton pays ! C’est pas rien quand même, merde !
La porte s’ouvre, le gardien s’écarte pour laisser passer Camille qui demeure un instant à la porte.
— Dis-moi, Mouloud, à propos… Le type qui t’a balancé, là, euh, comment il s’appelle déjà… Ah merde, j’ai son nom sur le bout de la langue…
Faraoui n’a jamais su qui l’avait balancé, il a tout fait pour le savoir, rien trouvé, il donnerait quatre ans de prison pour ça, tout le monde est au courant. Et personne n’est capable d’imaginer réellement ce que Faraoui fera de ce type le jour où il va le trouver.
Il sourit et hoche la tête. D’accord.
C’est le premier message de Camille.
Rencontrer Faraoui revient à dire à quelqu’un : je viens de passer un marché avec un tueur.
Si je lui donne le nom de celui qui l’a balancé, il ne pourra rien me refuser.
En échange de ce nom, je peux le lancer à tes trousses, il sera dans ton dos avant que tu aies le temps de prendre ta respiration.
À partir de maintenant, tu peux compter les secondes.
19 h 30
Camille s’assied à son bureau, des collègues passent la tête, font un signe de la main, tout le monde a entendu parler de son affaire, forcément, il est au centre de toutes les conversations. Sans compter ceux qui ont participé à la « ratonnade », ils ne seront pas inquiétés mais le mot circule, la divisionnaire a commencé son travail de sape. Une sale histoire. Mais qu’est-ce qu’il fout, Camille ? Personne n’en sait rien. Même à Louis, il n’a quasiment rien dit, et donc la rumeur va déjà bon train, un flic de ce niveau, on dirait qu’il a des trucs à se reprocher, certains sont surpris, d’autres étonnés, on sait que la divisionnaire, elle, est furieuse, et ça n’est rien à côté du juge, il va convoquer tout le monde. Depuis cet après-midi, le contrôleur général Le Guen lui-même n’est pas à prendre avec des pincettes et surprise, quand on passe la tête dans son bureau, on voit Verhœven qui tape son rapport, tranquille comme Baptiste, comme si de rien n’était ou que cette histoire de braquage avec une équipe de tueurs était son carré personnel. J’y comprends rien et toi ? Moi pareil. C’est bizarre quand même. Mais on ne s’arrête pas davantage, on est déjà aspiré ailleurs, on entend du remue-ménage là-bas, dans les couloirs, des éclats de voix. On travaille jour et nuit, ici, jamais de repos.
Camille doit s’attaquer à ce rapport, tenter de circonscrire le désastre qui s’annonce. Ce qu’il lui faut, c’est un peu de temps, très peu, si sa stratégie est payante, il va trouver Hafner rapidement.
Un jour ou deux.
C’est l’objectif de son rapport. Gagner deux jours.
Dès qu’Hafner est logé, arrêté, tout s’explique, les brouillards de cette affaire se dissipent, Camille se justifie, il s’excuse, il reçoit la lettre recommandée avec l’avertissement de l’administration, la mise à pied peut-être, sa promotion bloquée jusqu’à la fin de sa carrière, il devra peut-être même demander — ou accepter — un changement d’affectation, peu importe : Hafner sous les verrous, Anne est à l’abri. Le reste…
Au moment de se mettre à cette rédaction délicate (déjà, les rapports, lui…), il se souvient de la page de bloc qu’il a jetée dans la corbeille, plus tôt dans l’après-midi. Il se lève, l’exhume. Le visage de Vincent Hafner, celui d’Anne sur son lit d’hôpital. Tandis qu’il lisse la feuille froissée sur son bureau du plat de la main, de l’autre il rappelle Guérin, pour lui laisser un message, le troisième de la journée. Si Guérin ne lui répond pas rapidement, c’est qu’il ne veut pas. Le contrôleur général Le Guen, lui, en revanche, court après Camille depuis plusieurs heures, tout le monde court après tout le monde. Quatre messages successifs : « Qu’est-ce que tu fous, Camille ! Rappelle-moi ! », il est aux cent coups. Et il y a vraiment de quoi. D’ailleurs Camille entame à peine les premières lignes de son rapport que son téléphone vibre à nouveau. Le Guen. Cette fois, il décroche et ferme les yeux, attend l’avalanche.